Mois : mars 1981

La Cerisaie, 1981

De A.P Tchekhov
Mise en scène Peter Brook
Adaptation Jean-Claude Carrière
Musique Marius Constant
Eléments scéniques et costumes Chloé Obolensky
Collaboration à la mise en scène Maurice Bénichou
Conseillère pour la langue russe
Lusia Lavrova
Première représentation
5 mars 1981
Avec Niels Arestrup, Catherine Frot, Claude Evrard, Robert Murzeau, Natasha Parry, Anne Consigny, Michèle Simonnet, Nathalie Nell, Michel Piccoli, Jacques Debary, Maurice Bénichou, Joseph Blatchley, Jean-Paul Denizon

 

« J’ai lu les quatre ou cinq versions de La Cerisaie qui existent en français, et celles plus nombreuses faites en anglais, et le texte original. Etudiant, j’ai appris le russe à Oxford et je le lis encore un peu. J’ai travaillé avec la mère de Natasha Parry ma femme, qui est russe, et avec Jean-Claude Carrière, à une adaptation entièrement nouvelle. On doit régulièrement revenir sur les adaptations. Comme les mises en scène, elles sont toujours un peu marquées par leur époque.

La sensibilité évolue. Il y a eu le moment où on avait besoin d’un texte recréé par un poète. Aujourd’hui c’est vers la fidélité que l’on regarde, dans une démarche qui consiste à ne pas laisser un seul mot dans le flou. Ce parti pris est d’autant plus intéressant avec Tchekhov, que sa qualité essentielle est la précision. Je comparerais sa poésie à ce qui fait la beauté d’un film : une succession d’images naturelles et justes. D’ailleurs Tchekhov cherchait le naturel, il voulait que le jeu des acteurs, la mise en scène soient limpides comme la vie. Mais pour capter son climat, on est tenté de donner un tour littéraire aux phrases, alors qu’en russe, elles sont la simplicité même. L’écriture de Tchekhov, extrêmement concentrée, emploie un minimum de mots, un peu à la manière de Pinter ou de Beckett. Comme chez eux, c’est la construction qui compte, le rythme, cette poésie purement théâtrale du mot juste au moment juste, sur le ton juste. Quelqu’un dit seulement oui d’une manière telle que le oui devient une expression parfaite, il ne peut pas y en avoir d’autre.

A partir du moment où on choisit la fidélité, on veut que le texte français s’ajuste exactement au russe, soit aussi musclé et réaliste. On risque alors de tomber sur d’artificielles approximations. Les équivalences sont possibles pour l’écriture littéraire, en revanche, le langage parlé est inexportable. Avec Jean-Claude Carrière, nous avons essayé de fournir aux acteurs, réplique par réplique, la structure rigoureuse sur laquelle s’appuie l’évolution des pensées. Nous avons respecté jusqu’à la ponctuation.

Shakespeare, lui ne s’en servait pas. Celle que l’on trouve a été apposée par la suite. Ses pièces sont comme des télégrammes, les acteurs doivent composer eux-mêmes les groupe de mots. Chez Tchekhov, au contraire, les points, les virgules, les points de suspension sont d’une importance primordiale, aussi primordiale que « les temps » chez Beckett. Si on ne le observe pas, on perd le rythme de la pièce et ses tensions. Chez Tchekhov, la ponctuation représente une série de messages codés qui transcrivent les relations et sentiments des personnages, les moments où les idées se joignent ou bien suivent leur chemin. La ponctuation permet de saisir ce que cachent les mots.

Tchekhov est un parfait monteur de films. Au lieu de couper pour aller d’une image à l’autre – c’est-à-dire peut-être d’un lieu à un autre – il va d’un sentiment à l’autre juste avant que tout soit exprimé. Au moment où le spectateur risque d’être trop engagé sur un personnage, intervient une situation inattendue, rien n’est stable. Tchekhov montre des individus et une société en perpétuel état de changement, il est le dramaturge du mouvement de la vie, simultanément grave et souriante, drôle et amère, il faut oublier « sa petite musique », la nostalgie slave qui n’existe que dans les boîtes de nuit. Il a dit souvent que ses pièces sont des comédies – c’est le grand thème de ses conflits avec Stanislavski. Il détestait le ton dramatique, la lenteur imposée par le metteur en scène. En conclure qu’il faut jouer La Cerisaie en vaudeville, non. Tchekhov est un observateur minutieux de la comédie humaine. Il est médecin, connaît le sens des comportements et sait en discerner l’essentiel, expose les éléments diagnostiques. Il a de la tendresse, une sympathie attentive, mais aucun sentimentalisme. Est-ce qu’on imagine un médecin versant des larmes sur les souffrances de ses patients ? Ce serait plutôt maladroit. D’un autre côté, on peut imaginer que, même amoureux, il distingue mieux que d’autres les imperfections, les signes de malaise de la personne aimée, ne s’effraie pas, ne s’indigne pas, sait en sourire.

Il y a chez Tchekhov une présence permanente de la mort – il en connaît trop le processus – mais sans rien de négatif ni de malsain comme on le voit dans les carnavals grotesques de certains maîtres flamands. Cette conscience s’équilibre avec le désir de vivre. Ses personnages ont le sens de l’instant, le besoin d’y goûter pleinement. Comme dans les grandes tragédies, on trouve chez lui une balance parfaite mort-vie. Il est mort jeune, après avoir beaucoup voyagé, écrit, aimé, après avoir participé aux projets d’amélioration sociale. Il est mort juste après avoir demandé du champagne, est son cercueil a été transporté dans un wagon marqué « huîtres fraîches »… Cette conscience de la mort et des précieux instants à vivre lui apporte le sens du relatif, c’est-à-dire une distance suffisante pour ne jamais perdre de vue le côté cocasse des drames.

Si on veut ne pas le trahir, il faut faire coïncider ces deux éléments. Si on veut lui être fidèle, à lui qui a inventé le théâtre moderne, il est nécessaire d’inventer. On ne peut pas se servir de ce qui a été fait avant et après lui. Nos rencontres avec des troupes de sourds-muets nous ont beaucoup aidés. Je n’ai jamais vu chez personne d’autre cette sorte d’humour calme, généreux. C’est quelque chose d’absolument unique car ils passent leur vie à observer. Et comme rien ne les distrait, rien ne leur échappe et surtout pas l’absurdité des gestes inutiles.

Chez Tchekhov, chaque personnage suit sa propre existence, aucun ne ressemble à l’autre, notamment dans La Cerisaie, qui du point de vue historique et politique présente un microcosme des tendances de l’époque. Il y a des gens qui annoncent les transformations sociales, ceux qui sont en train de disparaître. Vues de l’extérieur, leurs existences peuvent paraître vides, dérisoires. Mais en eux les désirs restent vivaces. Ils n’en sont pas désabusés, au contraire. A sa manière, chacun recherche une meilleure qualité de lui-même, dans le domaine social et affectif, sans avoir honte de louvoyer, de vivre pleinement les virages de sentiments nuancés. Leur drame, c’est que la société, le monde extérieur les empêchent, les entravent. mais ils ne sont pas destructeurs. La complexité de leurs comportements n’est pas indiquée dans les mots, elle se dégage de la construction en mosaïque d’une infinité de détail.

La seule chose à faire c’est de travailler chaque détail et, à force, quelque chose commence à prendre forme. C’est pourquoi on répète – le mot n’est pas juste – on cherche et on recommence. Il est inconcevable qu’un jour, quelqu’un arrive à la mise en scène définitive. Imagine-t-on une mère mettant au monde le bébé définitif ? Le bébé dispose de neuf mois pour parvenir à une certaine forme. Une fois lancé sur terre, il reçoit les influences de son milieu, de son époque. Et il se développe d’une façon autonome.

De la même manière, on commence la réalisation de cette chose mystérieuse, le texte dramatique écrit, une abstraction à incarner, ici et aujourd’hui, avec un groupe de comédiens qui représentent un certain potentiel. Nous cultivons ce potentiel, et peu à peu nous fabriquons quelque chose qui est le témoignage objectif de la rencontre entre le groupe, un lieu, un texte. Si les gens de théâtre sont sensibles à leur époque et à leurs contemporains, la rencontre avec le public se fera. Le témoignage restera valable pendant la durée des représentations. Le spectacle c’est ça. Il faut recommencer. »
Propos recueillis par Colette Godard pour la revue « Comédie Française » – Février 1981

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