Une douceur inflexible
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Par Jean-Pierre Leonardini © Ed. Messidor-Festival d’Automne à Paris
A cinq ans il monte un Hamlet de trois heures avec des marionnettes. Un demi-siècle après il demeure le citoyen le plus fervent de la planète Shakespeare. A vingt ans il fait ses premières armes à Stratford. Il y attrape une allergie tenace à la poussière des gloses. Précocement fêté et reconnu en son pays, la Grande-Bretagne, il se défiera sans cesse de la gloire, cette glissade. «Il y a le centre, dit-il, et la surface n’est que mode» (The surface is fashion).
Il redoute le ridicule d’époque. Persuadé de l’éphémère des formes et de l’historicité des émotions, le jeune homme brillant est progressivement parvenu, dans sa quête du «centre», à forer toujours plus avant vers un noyau dur de vérité relative. Son théâtre, aujourd’hui, tire sa puissance de conviction d’être un authentique lieu commun.
Avant d’en arriver là il accomplit l’apprentissage exhaustif des formes. Shakespeare de toutes les manières (Romeo and Juliet1947, Measure for Measure1950, Titus Andronicuset Hamlet1955, The Tempest1957, King Lear,1962…) mais aussi Anouilh, Sartre, Roussin (La Petite Hutte), Irma la douce, Vu du pont, La chatte sur un toit brûlant…En 1948 et 1949, pour Covent Garden, il ne réalise pas moins de cinq opéras (La Bohème, Boris Godounov, The Olympians, Salomé, Le Mariage de Figaro).En 1953, il met en scène Faustau Metropolitan Opera et Eugène Onéguineen 1957. Voilà un beau profil de carrière, comme on dit. Mais, justement, disant cela on n’a rien dit. Ni la grandeur des oeuvres qu’il met en scène, ni leur nombre, ni ses titres honorifiques (qu’il soit, par exemple, «Commander of the British Empire») ne peuvent rendre compte de l’exigence intérieure de Peter Brook, encore moins de l’aura qui le baigne.
Dédaigneux de toute théorie, ennemi du dogmatisme, il ne se veut qu’expérimentateur acharné. Ce pragmatique ne consent à énoncer des idées sur telle ou telle oeuvre qu’après l’avoir passée au crible de la pratique. C’est de King Leur(1962) qu’il date son chemin de Damas. «Juste avant de commencer les répétitions j’ai détruit un décor. J’avais conçu un décor en fer rouillé très intéressant et très compliqué, avec des ponts qui se levaient. J’y étais très attaché. Une nuit, je me suis aperçu que ce jouet merveilleux était sans nécessité. En enlevant tout de la maquette, j’ai vu que ce qui restait était beaucoup mieux. Tout à coup le déclic s’est opéré. J’ai commencé à voir l’intérêt d’un théâtre de l’événement direct, où le mouvement n’était pas soutenu par une image ni aidé par un contexte, l’intérêt que présentait la simple traversée de la scène par un comédien»(«Rencontre avec Peter Brook», par Denis Bablet, Travail Théâtraln°10, hiver 1973). Ainsi commence le retournement qui va l’amener à user de l’espace théâtral comme d’une page blanche pour les passions. Ceux qui ont vu ce Lear oùPaul Scofield, dans une cage de bois clair, jouait le guerrier accablé plutôt que le vieillard dément en parlent encore.
Peter Brook théorise en actes, pour ainsi dire, mais l’expérience des autres lui est un bien précieux à condition de la mettre à l’épreuve. Il écrit: «Voilà notre seule possibilité: examiner les affirmations d’Artaud, Meyerhold, Stanislavski, Grotowski, Brecht, les confronter ensuite à la vie, de l’endroit particulier où nous travaillons. Quelle est, maintenant, notre intention par rapport aux gens que nous rencontrons tous les jours ? Avons-nous besoin d’une libération ? De nous libérer de quoi ? De quelle manière ?» (dans son livre The Empty Space,l’espace vide 1968). C’est ainsi qu’en 1964 Brook donne corps au rêve d’Artaud, avec Marat/Sadede Peter Weiss. Trois ans plus tard il en fait un film, qui garde intactes la liberté brute et la violence souveraine d’un geste théâtral parmi les plus extrémistes de l’époque. En 1966, avec US, qui traite de la guerre du Vietnam, Brook aborde de front le champ politique, quoiqu’il se défende de l’étroitesse de ce mot-là. Il plaide alors pour un théâtre de la disturbance(de l’ébranlement de conscience). Mais il n’a cure d’un système. Chaque spectacle est surdéterminé dans son moment présent par la salle, la période, le pays, le mode de production qui le voient naître.
En 1970 Stratford connaît l’éblouissement du Songe d’une nuit d’été,renouvelé deux ans plus tard au Théâtre de la Ville. Se rappelant l’idée de Meyerhold de suspendre ses acteurs à des trapèzes, Brook organise une navette sublime entre le haut et le bas. A la même époque il s’entoure d’un groupe d’acteurs issus d’horizons divers. C’est avec cette microBabel dont le port d’attache est Paris qu’il va s’avancer au plus loin. En 1971, au festival de Chiraz-Persépolis, c’est devant la tombe d’Artaxerxès que s’ouvre Orghast,qui revisite du crépuscule à l’aube «dans un chaos de rochers et de sépultures archaïques» les mythes fondateurs de l’humanité, par le truchement d’un idiome d’invention empruntant à l’ancien grec, au latin, à la langue sacrée persane, l’avesta. Suit un long voyage au coeur de l’Afrique (Nigeria, Niger, Togo, Mali, Dahomey). Brook et les siens jouent dans les villages, devant un public vierge de toute référence culturelle occidentale. Les acteurs sont forcés d’aller au plus nu de l’expression. Ce périple connaîtra son effet en retour en 1975 avec Les Iks,présenté sous l’égide du Festival d’Automne. Que peut apporter un ethnologue à une tribu d’êtres dénués de tout, sauf de leur connivence intime avec l’univers ?
Mais ne brûlons pas les étapes. En 1974 Brook fonde le Centre international de créations théâtrales à Paris (C.I.C.T.). Le gouvernement français (Michel Guy alors regnansà la Culture) lui octroie l’usufruit des Bouffes-du-Nord.
On doit l’exhumation de ce théâtre oublié depuis la guerre à un maçon italo-yougoslave (son nom mérite de passer à la postérité, Narciso Zecchinel) qui maniant la truelle dans un immeuble contigu le découvrit par une brèche. En 1968 il l’acquiert avec ses économies, empêchant ainsi qu’il soit transformé en garage. Les Bouffes-du-Nord deviennent la Thébaide (ô combien courue) de Brook. Le génie du lieu réside dans son caractère rugueux préservé. Un soupir même y résonne. Sur les murs gris survivent les cicatrices du plâtre. La scène à l’italienne n’est plus. Escaliers et passerelles autorisent l’ubiquité du jeu.
Ce théâtre est aussi un lieu d’asile. Dans son «espace vide» idéal le Festival aura le loisir d’écrire quelques-unes de ses plus émouvantes aventures; des derviches tourneurs à Meredith Monk, des musiciens du Niger à Richard Foreman…
Brook, donc, nomade enfin chez lui, crée Timon d’Athènesdans le cadre du Festival 1974. Ça parle d’or, et des comportements devant le métal jaune. Au temps de l’accumulation primitive, le noble Timon pratique la dilapidation des biens tandis que ceux qui le flattent thésaurisent. Ruiné, il part au désert, vomissant Athènes. Il trouve de l’or, l’emploie au saccage de la ville. Il meurt dans l’imprécation. Timon a vécu à la folie la consumation des richesses et son rebours, la misère héroique et rageuse. Le théâtre n’a jamais crié avec autant de fureur l’anathème du misanthrope. L’humanité n’est plus qu’une tumeur maligne ou un bestiaire obscène. Timon la voue aux gémonies, prenant à témoin le Soleil et la Lune. Shakespeare fit le détour par la Grèce antique. Brook passe par un aujourd’hui mêlé d’hier et d’ailleurs: costumes actuels, «you you» des femmes, Cupidon est une sorte d’illusionniste nippon et les courtisans conviés par Timon au banquet de la vengeance, où le brouet est d’eau tiède, prendront la posture d’opprobre des marchands du temple. Apemantus, le philosophe revêche, est un Noir. Cela dote le spectacle d’une signification de plus: le cynique est devenu un damné de la terre. Par là on rejoint Les Iks,plus haut cité, avec quoi Timon…fait diptyque.
En 1977 c’est Ubu.Brook continue de resserrer ses signes, s’approchant au plus près de la table rase où danse l’acteur-roi. Une simple brique sous les pieds devient colline ou, portée à la bouche, un morceau de viande. Une énorme bobine à câbles prêtée par les terrassiers, c’est un trône, ou un château. La mise en scène a l’allure du «Kyogen», cette plage grotesque entre parenthèses dans le «Nô» tragique.
En 1978 Brook retourne à la maison-mère, la Royal Shakespeare Company à Stratford. Il y monte Antony and Cleopatraavec Glenda Jackson dans le rôle de la reine d’Egypte. Paris, la même année, a droit à son Shakespeare avec Mesure pour Mesure,en coproduction avec le Festival d’Automne. Un jeune homme engrosse une jeune fille. Il est condamné à mort par le puritain qui gouverne en lieu et place du duc absent. La soeur du coupable sort du couvent pour implorer grâce. Touché par le désir le régent passera l’éponge en échange d’une nuit d’amour. Horrifiée, la jeune fille, au nom de sa vertu, supplie son frère d’agréer le châtiment. Le duc, qui a tout vu dans l’ombre, punit l’infâme qui abusa de son pouvoir… Brook, à son habitude, dévide l’écheveau de l’intrigue, aidé en cela par l’adaptation drue de Jean-Claude Carrière, son commensal habituel. Chaque scène est un univers autonome, une pépite en soi. Au dénouement on s’aperçoit que tout a été joué; comique et tragique, populaire et aristocratique. L’opération relève de l’épure au sens propre; un dessin qui fournit l’élévation, le plan et le profil d’une figure projetée avec les cotes précisant toutes ses dimensions.
En 1979, il présente au cloître des Carmes d’Avignon un fabliau africain savoureux, L’oset un conte oriental parabolique, La Conférence des oiseaux.Ils les reprend la saison suivante aux Bouffes-du-Nord. Au printemps 1981 c’est La Cerisaie.Il lance ses interprètes dans le théâtre aux murs nus qui devient tout entier le domaine menacé. Une vieille armoire sous une housse, les tapis au sol, parfois un siège qu’on avance, cela suffit pour les biens meubles. Aux acteurs d’être tout. A l’automne, La Tragédie de Carmenarrache à l’opéra galvaudé ses parures de nouveau riche. Un drame plébéien, une rixe dans les rues chaudes; au lieu des cris on y chante… Brook ne reviendra pas en arrière dans sa quête d’une limpidité essentielle, d’un théâtre sans ombre.
Nous reverrons sans nul doute l’éclairage pleins feux et le tapis fané du conteur arabe. On ne cherche pas en vain l’ascèse. L’humanisme partageur, l’amicalité de Brook ont abouti à cette forme, le théâtre comme le jardin zen parfaite image du monde. Il dit: «Je travaille en spirale, une spirale dont le cercle ne cesse de se réduire.» Pour lui le théâtre fait partie du vivre. Cet homme au regard de marin a guidé les plus grands (John Gielguld, Laurence Olivier, Vivian Leigh) et les plus jeunes avec la même douceur inflexible. N’était que la comparaison sent trop l’hagiographie on penserait à François d’Assise. Mettons Gurdjieff, dont il a tourné Rencontres avec des hommes remarquables.
Source : «Festival d’Automne à Paris 1972-1982»
Jean-Pierre Leonardini, Marie Collin et Joséphine Markovits
Ed. Messidor/Temps Actuels, Paris, 1982, p. 59-61
© Ed. Messidor-Festival d’Automne à Paris
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