Mois : avril 2003
Peter Brook, homme du monde
Laurence Liban – © Express 2003
Né britannique, il a fait de la planète son terrain de jeu et sa source d’influence. A 74 ans, ce fou de théâtre publie son autobiographie et reprend Hamletaux Bouffes-du-Nord ainsi que Le Costume au théâtre de l’Œuvre.
Vue du ciel, la trajectoire de Peter Brook ressemble à une suite de bonds désordonnés d’un continent à l’autre et d’une culture à l’autre. Cet homme doux et curieux qui a fait de la mappemonde son terrain de jeu inépuisable nous en offre, en cette rentrée théâtrale, une démonstration éclatante: avec La Tragédie d’Hamlet et Shakespeare (aux Bouffes-du-Nord), il scrute l’Occident, ses démons, ses névroses et ses grâces manquées; avec Le Costume (au théâtre de l’Œuvre), il écoute l’Afrique, ses craintes, ses cruautés et ses superstitions d’enfant. A travers elle, c’est l’autre pan de sa vie qu’il révèle, celui qui l’entraîna jusqu’en Afghanistan et en Inde, à la découverte de l’autre, dans son irréductible étrangeté, dans sa ressemblance fondamentale. Oublier le temps (Seuil), son autobiographie, reprend pas à pas ce parcours vécu comme une quête intérieure.
En France, le nom de Peter Brook évoque deux images: le Mahabharata, épopée et mythe fondateur de l’Inde qu’il fit découvrir au public occidental, sur scène et à l’écran, comme un long poème initiatique; et les Bouffes-du-Nord, splendide théâtre à l’italienne à l’abandon, côtoyant la station de métro La Chapelle, dont il fit le lieu de ses plus belles aventures. Les initiés savent aussi qu’il fut, après la guerre, l’un des acteurs importants du théâtre privé parisien, où il monta Jean Genet et Tennessee Williams et fit travailler la jeune Jeanne Moreau. Les Anglais, eux, se souviennent que, tout jeune homme, il a participé à la réforme du festival shakespearien de Stratford, où son théâtre d’images fit grand bruit. Quant aux ex-fans des sixties, ils n’ont pas oublié ses spectacles politiques (US, contre la guerre du Vietnam), son Marat-Sadeet les travaux du très fameux «groupe de recherche» de Londres, puis de Paris. Alors, la question se pose: Brook est-il une personne réelle ou le personnage essentiel et caché de son théâtre? Son récit étaie la première hypothèse, mais le choix de se faire publier dans la collection Fiction & Cie des éditions du Seuil remet tout en question.
A la recherche de la vérité sur l’homme. Son enfance, Peter Brook l’évoque en quelques pages elliptiques. A 74 ans, c’est la première fois qu’il livre ces souvenirs-là. Pourtant, l’avenir y a déjà tracé des fils solides. Peter est un gamin comme les autres dans l’Angleterre d’avant-guerre. Sous l’image nette, une autre apparaît aussitôt: elle renvoie à l’histoire de l’Europe dans la première moitié du siècle. Son père, jeune activiste révolutionnaire d’obédience menchevique, dut fuir la police tsariste pour Paris, en 1907, avant d’en être chassé par la guerre et de s’installer en Angleterre, pour toujours, avec sa femme. Ainsi M. Bryck devint-il Mr Brook. Et Peter découvrit-il, un jour, ses origines juive et russe.
«Elevé dans un environnement très anglais et dans une famille de sensibilité autre, j’ai été très vite convaincu de la chance que représentait cette identité métissée», dit Brook aujourd’hui. A l’adolescence, donc, tout est là: la sensibilité «multiculturelle», la quête métaphysique (il demandera à être baptisé vers l’âge de 10 ans), la force d’une famille unie et le désir de faire non du théâtre mais du cinéma ont donné à sa jeune vie son point d’ancrage. La suite consistera à devenir ce que l’on est. Un gros travail, comme l’on sait.
«Une vérité n’a de sens et de force que si elle a été redécouverte et testée à travers des expériences vécues»
Pour en arriver là, Peter Brook n’a pas eu trop d’une vie. Il suffit de voir son visage de vieux sage un peu sioux, d’entendre sa voie mélodieuse et douce, pour deviner les aléas du long chemin parcouru depuis les folles années 1950 où il fut, de son propre aveu, un «phénomène de foire». A cette époque, en effet, il est – et de loin – le plus jeune metteur en scène du milieu; on l’a applaudi (ou critiqué, comme le fera justement Michel Saint-Denis, figure du théâtre français de l’après-guerre) à Stratford et au Royal Opera, où, à 22 ans, il a fait ses débuts lyriques et tenté d’imposer des décors en dur à la place des toiles peintes. Il a mobilisé le scandaleux Dali pour la scénographie de Salomé,rencontré Brecht à Berlin sans être convaincu par lui, séduit New York et glané les succès en tout genre. Et puis quoi? Rien.
Dans son très monacal bureau-parloir-confessionnal des Bouffes, celui qui se défend d’être un gourou (mais n’échappe pas tout à fait à ce rôle) se remémore sa rencontre salutaire avec l’enseignement de Gurdjieff, un vrai gourou, celui-là. «Le principe de base est que rien ne doit être accepté passivement, que tout doit être mis en question et vérifié, car une vérité n’a de sens et de force que si elle a été redécouverte et testée à travers des expériences vécues.» Cette recherche personnelle, dans laquelle Peter Brook a jeté toutes ses forces, aurait pu déboucher sur un abandon pur et simple du théâtre, au profit de ce qu’on pourrait appeler la contemplation. Heureusement, Brook saura faire la jonction entre son art et son expérience spirituelle.
Pendant des années, on le verra arpenter le monde avec ses acteurs, à la recherche de la vérité sur l’homme et sur lui-même, offrant du théâtre dans la savane ou sur des berges indiennes, recevant avec humilité d’humbles témoignages et rencontrant les sages obscurs de l’Orient, tirés de leur méditation. Cet homme qui se dit tissé de doutes et en proie au désir de croire a réussi à faire du théâtre le lieu d’application de sa spiritualité. Un lieu sacré, mais un lieu ouvert aux comédiens comme aux spectateurs.
Fables d’ailleurs et théâtre classique. Loin du temps où il «regardait le théâtre à travers des rideaux de mousseline», Brook, avec sa troupe d’acteurs venus du monde entier (Yoshi Oida le Japonais, François Marthouret et Maurice Bénichou les Français, Bruce Myers l’Anglais, Sotigui Kouyaté l’Africain, Natasha Parry, sa femme, et bien d’autres), a donc pris le monde pour école. C’est lui qui nous a ouverts aux fables d’ailleurs, en les posant sur l’espace nu du théâtre. Lui qui a contribué à familiariser le public avec l’hindouisme ancien. Lui encore qui a mêlé les couleurs de peau, les accents et les morphologies humaines pour les mettre au service du théâtre classique.
Oublier le temps, petit livre alerte et plein d’humour, vrillé de piquants portraits et de dialogues mordants, n’est pas qu’un livre de sagesse tonique. C’est aussi une petite histoire du théâtre vu des coulisses anglo-françaises. Ou l’éloge de la folie d’un sage.