Peter Brook, Dostoïevski et la soumission aveugle au mystère
>42581.
© LE MONDE – 15.11.04 par Michel Cournot
«Le Grand Inquisiteur», d’après «Les Frères Karamazov», aux Bouffes du Nord, à Paris.
Dostoïevski , dans Les Frères Karamazov, imagine qu’au XVIe siècle, à Venise, Jésus revient ici-bas. Au milieu de la foule en adoration, il rend la vue à un aveugle, puis ressuscite une fillette.
L’Inquisiteur apparaît, fait arrêter et enfermer Jésus, et lui dit :»Pourquoi nous déranger ? Demain tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher.»
Puis il lui tient un long discours : c’est le célèbre texte Le Grand Inquisiteur, texte fondateur, en Russie, d’un certain «récit philosophique».
«Les peuples ont forgé des dieux, et se sont défiés les uns des autres – quittez vos dieux, adorez les nôtres, sinon malheur à vous et à vos dieux ! – et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde !»LA PEUR DE LA LIBERTÉ. L’Inquisiteur dit que Jésus avait donné aux peuples la liberté, la liberté de la foi, et que l’Eglise a supprimé cette liberté qui leur faisait peur, «car il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société». Ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importeraient aux peuples, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience, «et c’est ce que nous avons fait, quinze siècles durant», dit l’Inquisiteur.
La liberté serait inconciliable avec le pain. En recevant leurs pains, les hommes verront que nous prenons les leurs, qu’ils ont gagnés par leur travail, pour les leur redistribuer, sans aucun miracle. Ils comprendront la valeur de la soumission définitive, nous leur donnerons un bonheur doux et humble, adapté aux faibles créatures qu’ils sont.
Quand l’Inquisiteur se tait enfin, Jésus l’embrasse sans dire un mot et s’en va. Peter Brook a tenu à nous faire entendre les propos de l’Inquisiteur, car ils ne sont pas sans lien avec ce que nous vivons aujourd’hui : «Ceux qui ne croient pas en Dieu (…) discourent sur le socialisme, l’anarchie, sur la rénovation de l’humanité ; or ces questions sont les mêmes, mais envisagées sous une autre face.»
Marie-Hélène Estienne a adapté la traduction d’Henri Mongault. Peter Brook a dirigé l’un de ses acteurs fidèles, Maurice Bénichou, qui donne de l’air et de la clarté à un texte d’une extrême ambivalence. C’est un «théâtre» on ne peut plus dense, qui demande une lecture ou une relecture des Frères Karamazov, le plus beau livre de Dostoïevski.
Le Grand Inquisiteur, d’après Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Marie-Hélène Estienne (adaptation), Peter Brook (mise en scène). Avec Maurice Bénichou et Antonin Stahly (musique).
Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, boulevard de La Chapelle, Paris-10e. Métro La Chapelle. Tél. : 01-46-07-34-50. Le vendredi et le samedi à 19 heures. Le dimanche à 14 h 30. 12 € et 16 €.
0 thoughts on “Peter Brook, Dostoïevski et la soumission aveugle au mystère”