Aux premiers matins du monde

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© L’Humanité décembre 2005- Par Émile Breton

C’est un objet étrange ce Mahabharata (1989), de Peter Brook, qui ressort cette semaine, adaptation cinématographique d’une très ancienne épopée indienne, vraisemblablement composée entre le IVe siècle avant notre ère et le IVe siècle après mais qui plonge ses racines bien plus avant dans l’histoire, comme l’ont montré le Suédois Stig Wikander et le Français Georges Dumézil : dans un passé commun aux peuples indo-européens. Ancienne et gigantesque : dix-huit chants et plus de quatre-vingt-dix mille vers, six fois l’Iliade et, comme elle, tournant autour de l’affrontement de deux groupes d’hommes. Une « fable » donc, à qui tout un temps on a, comme pour le poème grec, cherché en vain un noyau de vérité historique, avant que Dumézil qui, dans Mythe et Épopée (Gallimard, « Quarto »), a donné pour titre à son étude sur le Mahabharata le Soulagement du monde, démontre qu’il s’agissait de la mise en actes d’une véritable cosmogonie. Soulagement du monde en effet, car le poème parle d’un temps où les dieux, trouvant la terre trop peuplée pour leur propre confort, suscitèrent, se mêlant aux humains (non, ce npas d’aujourd’hui qu’il est ici question), rivalités et guerres de destruction massives. « En sorte, écrit-il, que c’est un véritable panthéon (…) qui a été transposé en personnages humains par une opération aussi minutieuse qu’ingénieuse. Érudits, habiles, constants dans un dessein que l’ampleur de l’oeuvre rendait particulièrement difficile, ces vieux auteurs ont réussi à créer un monde d’hommes tout à l’image du monde mythique où
les rapports des dieux, et aussi des démons, dont les héros sont des incarnations ou des fils, ont été maintenus. » À la question posée de savoir s’il s’agit là d’histoire au sens où de telles épopées seraient l’enjolivement de batailles réelles ou de mythes, il répond : « Mythe certainement, mythe savamment humanisé sinon historicisé, qui ne laisse pas de place à des «faits», ou, s’il y a au départ des faits, les a si bien recouverts et transformés qu’il n’en subsiste pas de vestige identifiable. » Qu’on pardonne cette bien longue introduction qui n’est pas là pour faire étalage de science mais pour dire quelle dut être la difficulté de faire un film (ce fut d’abord une pièce de théâtre) de cette somme dans laquelle s’étaient inscrits des siècles d’expériences de l’humanité en ses premiers matins de découvertes d’un monde où se faire sa place n’avait rien d’évident. Il fallait à la fois condenser et garder une cohérence. Un ton. Faire que ces hommes et ces femmes s’affrontant ou s’aimant soient à la fois des humains et des dieux, que le discours sur la fragilité de l’espèce, les appels à l’élévation morale si forts dans l’oeuvre écrite aient une place égale à celle des batailles, plus faciles évidemment à représenter. La facilité aurait été de ne retenir que « l’action » du récit : le cinéma est fait pour ça, après tout. Homme de théâtre, Peter Brook, sur le scénario de Jean-Claude Carrière, a trouvé la solution dans la mise en place d’une distance (Brecht, grand amateur de dramaturgies autres que l’occidentale, est évidemment passé par là) avec le récit et les personnages, qui n’a rien de mécanique. D’abord, le légendaire auteur est mis d’entrée en scène et il intervient à plusieurs reprises dans le récit, à la demande de l’un ou l’autre des personnages, marquant ainsi statut de fiction de l’ensemble. Ensuite, et c’est évidemment le plus facile, pour souligner la portée d’une leçon valable pour toute l’humanité, intention originelle des poètes indiens, il a fait appel à des acteurs de toutes nationalités parlant la même langue et convoqué les musiques du monde, de la flûte turque de Kudsi Ergüner aux percussions japonaises. Davantage : ces acteurs jamais ne sont voulus les personnages mêmes mais leur représentation. C’est tout un travail sur les signes. Qu’ils se mettent en avant dans un tableau de groupe à l’image d’antiques stèles iraniennes, comme les Pandava, la famille des « bons », ou que, comme le « méchant » Duryodhana, il jaillisse dans l’image, adulte et grimaçant à sa naissance même, ils sont véritablement les incarnations de forces au-delà d’eux-mêmes. Où s’humanisent, en de très belles scènes, une mère à la fin demandant pardon, dans le bleu d’une nuit trouée de flambeaux, au fils qu’elle a abandonné à sa naissance, et la mort du « méchant », plus tendrement décrite que toute autre : « Aucun bon n’est tout à fait bon, dit Krishna, aucun mauvais tout à fait mauvais », posant une main consolatrice sur la tête de cette brute arrogante. Sans doute aurait-on aimé plus de folie dans ce film, de la démesure comme dans cette scène sauvage où Bhima, l’homme montagne, ouvre le ventre de son adversaire pour boire son sang, promesse faite des années auparavant. Mais trop rares sont les films qui ne craignent pas de s’interroger
sur les formes de la représentation pour qu’on néglige ce qui nous est dit là. Et l’histoire est belle.

Le Mahabharata, de Peter Brook, couleurs, deux heures cinquante et une.

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