Mois : avril 2009
L’amour, le beau pêché de William Shakespeare
10 avril 2009 – Le Monde – Fabienne Darge
Ici, Shakespeare est chez lui. Il pourrait presque sortir de ces murs à la peau blessée par le temps, tel le fantôme d’Hamlet. Histoire de nous faire un peu voir s’il ressemble à son prétendu seul-portrait-peint-de-son-vivant, réapparu comme par enchantement et dévoilé à Londres, le 9 mars. Il la hante, cette caverne magique dont la beauté louche et décatie lui va comme un gant, depuis plus de trente ans. Depuis qu’avec lui, et son Timon d’Athènes, Peter Brook a fait du Théâtre des Bouffes du Nord un antre porteur de rêves, que l’on nous envie dans le monde entier.
Mais aujourd’hui, l’énorme Will ne s’invite pas avec son « grand théâtre du monde », rempli de bruit et de fureur. C’est son visage intime, bien plus parlant que celui du fameux portrait, qu’il dévoile devant le haut mur rouge Pompéi du théâtre, devenu villa des mystères shakespeariens.
Ce mystère tient en 154 Sonnets, « chefs-d’œuvre au-dessus des chefs-d’œuvre », comme l’écrit Philippe Sollers, que Shakespeare a dédiés à un jeune homme inconnu. Peter Brook en a choisi vingt-sept, regroupés sous le beau titre de Love is my Sin.
L’amour, le beau péché de Big Will, ouvre les portes de son art magique, qui défie les lois du temps, ce temps « dévorant » comme « les griffes du lion ». « Malgré ton œuvre, écrit Shakespeare, mes vers garderont pour toujours à l’aimé sa jeunesse. » Et dans le dernier sonnet : « L’amour ne s’altère pas en heures ou en semaines, mais survit jusqu’à la pointe de la fin du temps. Et si ceci est faux et qu’on me le prouve, je n’ai jamais écrit, et personne n’a jamais aimé. »
Peter Brook les a confiés, ces poèmes incomparables, à deux fidèles compagnons : son épouse, la comédienne Natasha Parry, et l’acteur Bruce Myers, qui a été de toutes les aventures brookiennes depuis le temps – un autre temps – où le metteur en scène dirigeait la vénérable Royal Shakespeare Company. Tous deux viennent s’installer sur de simples tabourets, posés sur un grand tapis persan. Ils disent ces sonnets en anglais, qui est leur langue maternelle, et d’emblée l’on est, profondément, dans la respiration de cette écriture inouïe.
Le goût du péché
C’est beau, d’autant plus qu’ils sont magnifiquement accompagnés par Franck Krawczyk, qui a adapté à l’accordéon et au piano des pièces de Couperin. Mais cela reste un peu éthéré. Notamment parce que les deux acteurs gardent leur texte à la main, plutôt que de se laisser complètement habiter par lui. Dommage, car on sent bien que Bruce Myers, en tout cas, vieux lion à la voix profonde, ne demanderait qu’à incarner le poème avec plus de puissance. Il manque à ce Love is my Sin le goût du péché, l’avidité du désir, la noirceur de la jalousie. L’ensemble, qui coule comme une eau paisible, laisse cependant tout loisir de méditer devant les murs écorchés et patinés par les ans des Bouffes du Nord : oui, Shakespeare a gagné, son œuvre a surpassé celle du Temps.
Souffrir ou ne pas souffrir et l’écrire
©L’Humanité – 2009
Peter Brook adapte au théâtre des sonnets de Shakespeare : en anglais surtitré, Love Is My Sin, avec Natasha Parry et Bruce Myers.
En ce lieu qu’il dirige depuis 1974, les Bouffes du Nord, théâtre qui tombait alors en lambeaux devenu essentiel par la force de son talent, le metteur en scène britannique Peter Brook a déployé nombre de spectacles mythiques : Timon d’Athènes ou le Mahabharata, pour ne citer qu’eux. En décembre dernier, l’homme, âgé de quatre-vingt-trois ans, a annoncé avec sa codirectrice Micheline Rozan qu’il passerait les rênes en douceur, à l’horizon 2010, à Olivier Poubelle et Olivier Mantei.
En attendant, résonnent jusqu’au 9 mai, en anglais surtitré, des sonnets de Shakespeare, adaptés au théâtre par Peter Brook sous le titre Love Is My Sin. Soit, dit en français, L’amour est mon péché. Combien il se tourmente en effet, l’auteur de Macbeth, à se dire et se dédire sur fond d’indéfinition sexuelle : tour à tour absolument épris, clamant son absence de valeur, ou oeuvrant à sa propre indifférence…
Parmi ces 154 sonnets, dont Shakespeare envisagea peut-être la publication dès l’année 1600 alors que d’autres furent, on le suppose, rédigés ultérieurement, vers 1604 (période de Mesure pour mesure ou du Roi Lear), difficile d’initier un parcours. Le travail de Peter Brook, épaulé par Marie-Hélène Estienne, fait surgir des préoccupations majeures, où s’engouffrent, mais toujours abondent les vers de Shakespeare qui, étrangement, nous évoquent cette expérience : sous l’eau, capturé par les rouleaux sans répit de vagues folles, avides, ne savoir où, ni comment reprendre souffle. En effet, chaque vers, chaque sonnet semble ici se repaître de l’insatisfaction née du précédent, et ne jamais s’autoriser la respiration, l’apaisement. Une réponse. C’est là aussi, en filigrane éreintant, l’impétueuse écriture qui va sa recherche. Sa course.
Tout commence par le Temps dévorant. Quels autres murs que ceux des Bouffes du Nord, criblés de blessures, creusés de fissures, où l’éclat de la peinture s’est lassé depuis longtemps, pouvaient recueillir ces mots sur le temps ? L’accordéoniste longeant le fond de la scène en trace comme la fuite, avant que Natasha Parry et Bruce Myers, qui connaissent le grand William jusqu’en ses méandres, s’emparent de sa poésie avec justesse. Le décor est ici dans son simple appareil : deux chaises de bois clair tournées vers le mur, deux autres semblables, accompagnées d’un menu pupitre, font face au public.
De l’une à l’autre, avec pertinence, iront le comédien et la comédienne qui tressent ici un dialogue amoureux prenant forme épistolaire, et dévoilent pour chaque vers une écoute rigoureuse, respectueuse mais sans emphase ni gravité. Laissant le texte enfanter des convulsions, courant de l’éloignement à la jalousie en passant par la trahison et le rejet de la chair, parfois toutes de distorsions ou de confusion, leur présence se prodigue par touches. Natasha Parry se suggère piquante, charmante, triste, excédée ou d’une fureur que seul délivre son regard. Crinière blanche, Bruce Myers offre une distinction douce toute britannique et un détachement par endroits glacé, mais l’air de rien. Très rarement ces deux-là se font face : pour tout dire, on le sait, la souffrance du sentiment amoureux ne peut que s’écrire, loin. Souffrance qui n’a pas d’âge : cet homme et cette femme en sont le frémissement pur.
Jusqu’au 9 mai 2009
au Théâtre des Bouffes
du Nord, 37, bis boulevard de la Chapelle 75010 Paris. Métro La Chapelle.
Du mardi au samedi
à 19 heures (relâche
le vendredi 1er mai). Réservations : 01 46 07 34 50.
Aude Brédy