« Tout est parti de là »
>43414.
© Rue89.com – Jean-Pierre thibaudat.
« Warum, warum », c’est le titre du dernier spectacle de Peter Brook, ce sont aussi les premiers mots que prononce l’actrice « brookienne » Miriam Goldschmidt. « Warum, warum » c’est moins une question (« pourquoi » en allemand) qu’une onde sonore, une incantation, un mystère. « Tout est parti de là, me dit Peter Brook. Je cherchais quelque chose après avoir fait “ Oh les beaux jours ” avec Miriam Goldschmidt. Cette sonorité m’a donné l’énergie d’aller plus loin. » Titrer en français « Pourquoi, pourquoi » c’était plat, l’anglais « Why, why », un peu court, le russe « Potchemou, potchemou », un peu ridicule. Brook s’est arrêté un instant sur l’autre mot russe « Za tchem, za tchem », mais rien ne valait le grondement, la houle de « Warum, warum ».L’allemand est certes la langue maternelle de Miriam Goldschmidt -et le spectacle produit par le Schauspielhauses de Zürick est donné dans cette langue-, mais l’actrice peut aussi bien jouer en français comme elle l’a fait plus d’une fois avec Peter Brook.
La fidèle Miriam Goldschmidt
Leur compagnonnage est très ancien. Il remonte aux premiers travaux de ce qui ne s’appelait pas encore le CICT (Centre international de création théâtrale) de Peter Brook. Miriam Goldschmidt était du voyage à bien des égards fondateur, que Brook et son groupe firent en Afrique en 1971-1972. Elle jouait dans « Timon d’Athènes », le spectacle qui ouvrit le théâtre ressuscité des Bouffes du Nord. On retrouvera Miriam Goldschmidt dans les « Iks » (l’Afrique encore) puis le fabuleux « Mahabharata ». Alors pour ceux qui suivent cette aventure depuis longtemps, « Warum, warum » est un spectacle qui prend des allures de madeleine de Proust -il est plein de réminiscences, il remue de doux souvenirs. Et, en même temps, c’est quelque chose qui ne ressemble à rien, une soirée toute simple, l’émerveillement d’un enfant devant le jouet dont il ne savait pas qu’il rêvait : on voit Miriam Goldschmidt (et tous les fantômes qui l’entourent) dialoguer avec le hang de Francesco Agnello.
Les sons du hang
Qu’est ce que le han ? Quelque chose d’aussi mystérieux que les sons que font les mots « Warum, warum » quand on les prononce. C’est un instrument inventé par deux Suisses à Berne en l’an 2000, une sorte de sphère aplatie métallique dont joue Agnello depuis trois ans. En tapotant dessus, il en sort des sons tour à tour cristallins, vigoureux, ensorcelants. C’est un instrument né à l’orée du XXIe siècle et qui semble millénaire. Il y a quinze ans, sur la même scène des Bouffes du Nord, on assistait à « Qui est là, une recherche théâtrale de Peter Brook ». Le metteur en scène avait fait des rencontres prolongées avec des jeunes metteurs en scène européens -et parmi eux, un certain Warlikowski. Il leur avait parlé de quelques grands maîtres de la mise en scène européenne depuis Stanislavski. Brook avait alors songé à un spectacle fleuve où chaque partie (ou journée) serait consacrée à l’un de ces maîtres. « L’immense épopée », comme il la surnommait, n’a jamais vu le jour -Brook n’a pas trouvé celui qui aurait pu l’écrire- mais de ce matériau est né « Qui est là », la première réplique d’Hamlet, où différents acteurs portaient les paroles des grands maîtres -outre Stanislavski, Meyerhold, Gordon Craig, Zeami, Brecht et Artaud- sans pour autant les incarner. Loin d’asséner des vérités toutes faites, des certitudes béton ou d’infliger des leçons, tous avançaient leurs billes sur fond de doute.
Les maîtres du mystère
On retrouve un écho de ce spectacle chez Miriam Goldschmidt. Avec l’aide de Peter Brook et de Marie-Hélène Estienne, qui co-signe le livret, elle a puisé dans le même matériau. Elle passe d’un maître à l’autre mais, comme ces maîtres ont des visions du théâtre souvent éloignées les unes des autres, on entend une chose et son contraire dans la même bouche et la vérité est toujours ailleurs. Autour de Shakespeare (« Lear » remplaçant « Hamlet ») on retrouve Artaud, Craig, Meyerhold et Zeami, on perd en route Stanislavski et Brecht mais apparaît Charles Dullin. Aucun palmarès dans cette liste, mais la résultante du travail de répétition. Mais il y a plus. Je ne sais pourquoi, la mort de Sotigui Kouyaté peut-être (forte présence dans « Qui est là »), les tons chauds des hauts murs comme gorgés des teintes de terres africaines (des éclairages signés Philippe Vialatte), il m’a semblé qu’à ces maîtres venus d’Orient et d’Occident, Brook ajoutait un maître diffus nommé « Afrique ». Un spectateur qui n’a jamais vu de spectacle de Brook sera peut-être surpris par la simplicité de « Warum, warum » -Brook n’a jamais été un marchand de spectaculaire. L’actrice est seule sur le grand plateau des Bouffes du nord en forme de clairière. Elle s’avance avec son long châle rouge et dit « Warum, warum », le hang venu d’entre les gradins ne tarde pas à lui répondre. Une heure plus tard, les lèvres de Miriam s’ouvrent, remuent, mais aucun mot ne sort de sa bouche. Le spectateur se dit pour lui même les mots tus sur le plateau. Le « Warum, warum » est désormais en lui.
0 thoughts on “« Tout est parti de là »”