« Au nu des origines »
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© Le Monde – Marie-Aude Roux. La « Flûte » de Peter Brook rendue au nu des origines.
Peter Brook dit l’avoir portée toute sa vie, cette Flûte enchantée de Mozart, dont il ose se faire enfin l’oiseleur dans son Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris. Jeune enchanteur de 85 ans, il a attrapé dans son décor de bambous et ses morceaux d’étoffes la magie des vieux contes et des jeunes voix qui les disent. Le dernier des trois mois de répétition, c’est Mozart qui l’a porté, lui, alors que des problèmes de santé l’empêchaient quasiment de marcher. Le résultat est d’une poésie si intense par moments qu’elle coupe le souffle, d’une drôlerie si exacte qu’elle rend hilare, d’une écriture si juste qu’elle est la quintessence même du théâtre de Mozart. Chapeau bas monsieur Brook. Vivez longtemps, vivez loin !
Cette Flûte sans entracte, coproduite par le Festival d’automne, dure à peine deux heures (au lieu des quatre habituelles, avec entracte). Après deux mois aux Bouffes du Nord, elle tournera dans le monde entier durant plus d’un an, avant d’être reprise la saison prochaine à Paris.
Dans sa prime jeunesse,Peter Brook a monté beaucoup d’opéras. C’était à Londres et New York, dans les années 1940 et 1950. Puis il a tout envoyé promener. Trop de lourdeurs, de conventions, de portes ouvertes à enfoncer. Il y est revenu par ses propres fenêtres : La Tragédie de Carmen (1981), Impressions de Pelléas (1992). Il y a eu, en 1998, le miracle aixois du Don Giovanni de Mozart, une décantation déjà.
Et puis cette Flûte, débarrassée de la lie et des engoncements de l’opéra, qui font que le chant devient art lyrique, les instruments, orchestre dans la fosse, les choeurs, des “intervenants syndicaux”. Une Flûte comme rendue au nu des origines – le bambou, le rituel, la musique. Exit les nymphomaniaques dames de la nuit, les trois garçons anges gardiens… Sur scène, un piano seul, posé contre un mur dans un coin, joué par Franck Krawczyk.
Les voix sont celles des sept protagonistes indispensables à l’action : le couple princier digne d’être initié (Tamino et Pamina), son corollaire populaire sauvé par la pulsion de vie (Papageno et Papagena), la vengeresse Reine de la nuit, Sarastro le Sage, et Monostatos, l’ange du mal. Peter Brook leur a adjoint deux acteurs noirs (William Nadylam et Abdou Ouologuem ), incarnation de l’esprit même de cette forme populaire qu’est le singspiel mozartien, créé en 1791 dans un théâtre de quartier de Vienne.
Aux récitatifs parlés en allemand d’Emmanuel Schikaneder, Marie-Hélène Estienne a substitué des textes en français : la dramaturgie est d’une vivacité et d’une intelligence qui fait que l’on oublie ce qui a été coupé. D’autant que la partition joue elle aussi sa propre partie : le compositeur Franck Krawczyk aurait pu se contenter de réduire la partition d’orchestre au piano. Il a poussé plus loin le geste, en introduisant dans l’opéra d’autres morceaux de Mozart.
Ainsi après le fameux “Air de vengeance” de la Reine de la nuit ordonnant à sa fille Pamina de tuer Sarastro, suit habituellement une scène où Monostatos tente d’abuser d’elle en menaçant de la dénoncer. Ici, rien de tout cela. Pamina reste seule en proie au désarroi : on entend les sombres accents du début de la Fantaisie en ré mineur K.397. L’arrivée de Sarastro entonnant son grand air de pardon et d’amour universel (“In diesen heil’gen Hallen”) prend alors une dimension magnifique.
Autre exemple, cette fois dans le registre comique : la première apparition de Papagena en vieille femme, censée effrayer Papageno. Le récitatif a été quasi coupé mais Papagena le terrorise bien davantage en lui chantant le Lied castrateur Die Alte K. 517 (“La Vieille”), qui rappelle le bon vieux temps où les femmes portaient la culotte et les hommes les enfants ! Ces rajouts n’entravent pas la marche jubilatoire des tubes mozartiens et dieu sait si La Flûte en compte, de l’irrésistible “Der Vogelfänger bin ich ja !” de Papageno au célèbre “Der Holle Rache” supersonique de la Reine de la nuit.
Cette partition amoureuse de l’opéra de Mozart, Peter Brook et son équipe l’ont donnée à de jeunes chanteurs ayant non seulement le potentiel vocal des rôles mais aussi celui de s’abandonner à la scène et au travail théâtral de Brook. Sur scène, le piano, qui remplace à la fois le chef et l’orchestre, doit guider, inciter, veiller aussi à ce que l’opéra ne reprenne pas ses sales manies d’opéra.
Deux castings sont en alternance – chacun avec ses qualités et ses faiblesses – mais tous proposent, avec un angle de vue sensiblement différent, un parcours à la loyale. Plus qu’un conte pour enfants (incarné par des enfants), Brook a voulu restituer l’enfance du conte, l’enfance d’un temps d’avant l’opéra, un temps sur lequel le temps n’aurait pas de prise – le temps même de Mozart.
Une Flûte enchantée, d’après Mozart, librement adaptée par Peter Brook, Franck Krawczyk et Marie-Hélène Estienne. Avec Peter Brook (mise en scène), Franck Krawczyk, Matan Porat (piano).
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