Interview – France Inter
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Ecouter l’émission – France Inter 8 juillet 2019
Depuis quelques jours votre pièce Why ? est jouée aux Bouffes du Nord. C’est une pièce étonnante : quand le spectacle commence les spectateurs ne savent pas ce qu’ils vont voir. Tout le monde se demande « pourquoi » est-ce qu’on est ici…
Il faut voir que les vrais mots, la sonorité, le son, font partie du sens intime d’un mot. Ce qui me touche, c’est que le « y » à la fin du mot « why » ouvre sur l’infini. Rien n’est fermé, rien n’est bouclé, c’est cela que ça signifie. C’est le vrai sens d’un questionnement : tout ce mouvement qui fait partie essentielle de nos vies, une ouverture.
Pour moi, Why ?, ça couvre tout ce qu’on veut chercher : la recherche n’a pas de fin. C’est la recherche de l’inconnu.
C’est aussi une pièce qui parle du théâtre : pour quoi, pour qui fait-on du théâtre, de quoi parle-t-on quand on fait du théâtre. Toutes ces questions vous les posez alors qu’on a l’impression que vous savez tout du théâtre.
Non, au contraire… La question n’est jamais fermée. C’est le pire des spécialistes. Quand on travaille, c’est parce que jusqu’à la fin des jours, on est à la recherche. Si la recherche n’est pas là, s’il n’y a pas cette question grande ouverte, Why ?, c’est une répétition. Pour moi, le plus grand facteur – et j’ai beaucoup écrit là-dessus – c’est l’ennui.
Pourtant, beaucoup de gens s’ennuient au théâtre, gigotent sur ler chaise…
Ça a été mon moteur ! Dès le début j’étais dans le meilleur théâtre du monde en Angleterre, puis je suis arrivé en France, dans des grands théâtres, luxueux et bourgeois… et je m’ennuyais. Pour moi, ça a été le moteur de la recherche, d’essayer de faire quelque chose qui nous tienne en éveil.
Toutes ces questions que vous posez dans cette pièce, Why ?, mènent vers l’histoire d’un homme, Meyerhold, un auteur et metteur en scène russe des années 30 au destin tragique. Qu’est-ce qui vous fascine chez lui ?
On a des obligations, des devoirs. Avec Marie-Hélène Estienne [co-autrice de Why ?, NDLR], depuis des années, nous sentons que pour le théâtre, il y a un seul vrai martyr, celui qui a été prodigieusement doué, qui a mis toutes les formes en question avec un élan, une joie, la joie de l’explorateur, et qui se plongeait dans la révolution, avec au premier jour l’espoir qu’on peut changer quelque chose d’essentiel. Puis les facteurs bloquants sont plus forts que nous.
Lui avait déjà fait une belle carrière avant, puis est arrivée la révolution, avec l’espoir de changer la société. Que s’est-il passé ? Il était très apprécié, on lui a donné tout de suite un théâtre, puis, peu à peu, il lui est arrivé ce qui est arrivé à Socrate à Athènes : Socrate posait trop de questions pour les autorités. De la même manière, Meyerhold était trop révolutionnaire pour la révolution. Avec Marie-Hélène, on a senti que si le théâtre était notre vie, on a une obligation d’honorer la mémoire de notre martyr.
Mais si Meyerhold est un martyr, comment qualifier Shakespeare ?
Avec Shakespeare, il faut éviter tout malentendu. Il y a l’industrie Shakespeare, qui fait vivre des professeurs, des étudiants, des auteurs, mais la raison pour laquelle il existe dans tous les pays du monde, c’est parce qu’il est au-delà des catégories. C’est l’unique génie du théâtre. C’est un cas exceptionnel où l’on n’a pas besoin de mettre de catégorie : un génie est génial.
Il a écrit les seuls mots que tout le monde connaît à travers la planète : To be or not to be… Pourquoi ?
Vous voyez ? Why ! Le but n’est pas de boucler la question et d’arriver à une solution définitive. Qu’est-ce que ça veut dire, To be or not to be ? Dans le monologue, si on l’écoute vraiment, il y a pour Hamlet la différence entre la vie et la mort. Être, c’est tout ce qui vit. Ne pas être, c’est sans limites. C’est pour ça que la pièce, partout, est jouée, dans toutes les langues.
Qu’est-ce qui fait que le théâtre résiste partout à la domination des écrans ?
Je ne suis pas prophète… C’est exactement comme si quelqu’un me demandait quel est l’avenir de la nourriture. C’est la même chose avec le théâtre, autant que le théâtre correspond à quelque chose d’impossible à définir. Même s’il y a des choses qui sont claires : pour moi le seul mot magique qui existe, c’est « être touché ». On ne sait pas du tout ce que ça veut dire, mais personne ne peut nier l’expérience : « Je suis touché ». Pour le moment, quand 500 personnes sont toutes touchées, il y a un miracle, un silence partagé.
Vous ne savez pas ce que veut dire être touché, mais tous ceux qui ont vu vos pièces ont été profondément touchés. Du coup ça vous oblige à ne pas faire de la merde ! (rires)
Ça, c’est la meilleure définition de mon travail ! Mon but, c’est de faire quelque chose qui dans le moment même puisse être partagé par tous ceux qui sont là. J’ai toujours senti que pour ceux qui n’ont pas de théâtre, rien ne les empêche de faire des petites choses avec des copains, à la maison. On peut toujours partager quelque chose qui nous touche avec d’autres. Quand d’autres sont touchés, on ne s’ennuie plus.
« Free », c’est vraiment le dernier mot que Shakespeare a écrit ?
Oui. C’est comme le « y » dans Why. Ce qui est important ce n’est pas la recherche d’une réponse, c’est le fait d’éveiller ensemble la vérité des questions qui sont en même temps des moteurs. Pourquoi ? Pourquoi faire ça ? Why ?