Le royaume en chantier du sorcier Brook

De Fabienne Darge – © Le Monde – 2 novembre 2004

Installé depuis trente ans aux Bouffes du Nord, le metteur en scène britannique fête cet anniversaire avec trois spectacles qui sont autant de volets d’une même réflexion sur la religion, la connaissance et l’intolérance.
EN CETTE ANNEE 1974, Peter Brook revient de voyage. Il est sur les routes depuis trois ans, avec son Centre International de recherches théâtrales : France, Afrique, Amérique. Avec ses acteurs venus des quatres coins de la planète, ils ont joué dans des foyers d’immigrés en banlieue et dans des bidonvilles à Paris, au Festival de Chiraz, en Iran, et dans les ruines de Persépolis, au fin fond du Sahara et sur des places de villages au Mali ou au Nigeria, chez les Chicanos à la frontière mexicaine et dans une réserve indienne, dans les rues du Bronx ou de Brooklyn, à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et en entreprise à Jouy-en-Josas, dans des garages ou des salles de cinéma à l’abandon, un peu partout…
Pendant ces trois années, Peter Brook n’a cessé d’avancer dans sa réflexion sur ce qu’est un espace théâtral :comment se créer le lien avec le spectateur ? Comment éviter la coupure entre le lieu clos du théâtre et le dehors, la vie la « vraie » vie ? Lui, le metteur en scène britannique déjà archi-célèbre à la fin des années 60, l’ex directeur de la vénérable Royal Shakespeare Company, a tourné le dos au théâtre « bourgeois » pour éprouver le plein air et les « non-lieux » du théâtre.
« Puis, raconte aujourd’hui Peter Brook, assis sur une banquette de « son » théâtre, devant le beau décor – un mot qu’il déteste – de Tierno Bokar, nous nous sommes rendu compte qu’il nous fallait un lieu pour mettre à profit toutes ces recherches menées pendant trois ans. Il nous en fallait un pour être à l’abri du froid, de la pluie. La réflexion que je menais, toujours influencée par le théâtre élisabéthain, sur le rapprochement entre le spectateur et l’espace de jeu, sur l’intimité de la relation, me ramenait vers un lieu fixe. Mais je ne voulais plus d’un théâtre classique, avec sa coupure entre la scène et la salle. »
Un jour, Micheline Rozan, qui codirige avec lui le Centre de recherches – et dirigera les Bouffes du Nord jusqu’en 1996 -, entend parler d’un théâtre abandonné derrière la gare du Nord. « Nous avons sauté dans une voiture, et nous sommes allés voir, racontent les deux complices. Mais arrivés à l’endroit indiqué, au coin du boulevard de La Chapelle et de la rue du Faubourg-Saint-Martin, point de théâtre. Il y avait juste, entre un café et un magasin de farces et attrapes, une sorte de palissade : nous l’avons soulevée, avons rampé dans une sorte de tunnel, et là, nous avons débouché dans le théâtre : il pleuvait à l’intérieur, la coupole était en ruine, les murs et le sol calcinés, car de nombreux clochards y avaient élu domicile et faisaient du feu. »
Peter Brook tombe amoureux : il voit dans ce lieu la synthèse de tout ce qu’il recherchait. Un théâtre installé dans un quartier populaire et cosmopolite, porteur d’une histoire, d’une mémoire inscrite sur ses murs comme sur une peau, sensible dans l’air, dans l’atmosphère, comme si toute cette histoire était restée emprisonnée, dans les particules de lumière qui filtrent de la coupole défoncée. « Les proportions, aussi, sont extraordinaires, uniques en Europe, ajoute Peter Brook. Nous avons découvert plus tard qu’elles étaient les mêmes que celles du Théâtre de la Rose, l’un des deux théâtres de Shakespeare à Londres… »
« Regardez : ne dirait-on pas à la fois une cour, une mosquée ou une maison ?, demande Peter Brook depuis les cintres, où il nous a entraînée. Les Bouffes sont vraiment l’espace-caméléon dont je rêvais, un espace à la fois intérieur et extérieur, qui stimule et libère l’imagination du spectateur, un espace où un partage est possible, ainsi que la concentration qu’exige le théâtre : car le théâtre, ce n’est rien d’autre qu’une expérience humaine plus concentrée que celles que nous avons coutume de vivre dans la « vraie » vie. »

LES APACHES, LES MARLOUS
L’histoire de la salle, aussi, passionne Peter Brook : quand les Bouffes ouvrent, en 1876, La Chapelle est un quartier de grande périphérie, à la lisière des champs : « à l’époque, le quartier était très dangereux : il était occupé par les apaches, les marlous et les gigolettes, sourit le metteur en scène. Aujourd’hui il est devenu le quartier indien de Paris – des Indiens, que par une sorte de coïncidence magique, nous avons vu arriver au moment du Mahabharata, en 1985… » Au cours de leur histoire mouvementée, les Bouffes, qui proposent un répertoire de caf’conc’ pour un public indiscipliné et bruyant, qu’il faut parfois faire évacuer par la police, verront aussi l’anarchiste Louise Michel jouer une pièce révolutionnaire, et le metteur en scène Lugné-Poe créer, à la toute fin du XIXe siècle, plusieurs des grandes pièces de Henrik Ibsen, dans des décors peints par Edouard Vuillard : Rosmersholm, Un ennemi du peuple, Solness le constructeur… Le théâtre est à nouveau fréquenté par la police en 1873, pour les représentations d’Un ennemi du peuple : les autorités trouvent la pièce subversive. Puis les Bouffes deviennent, jusqu’à leur fermeture en 1952, une salle où alternent spectacles de music-hall et de boulevard.
Mais revenons à cet été 1974 : Peter Brook et Micheline Rozan décident de rouvrir le théâtre, avec l’aide de Michel Guy, qui dirige alors le Festival d’automne et a demandé à Brook « un grand Shakespeare ». Le tandem décide surtout de laisser le théâtre – presque – en l’état : « nous avons fait les travaux nécessaires en un temps record – trois mois et demi -, mais nous avons voulu garder la « beauté des ruines, ce qui n’a pas toujours été facile, s’amuse Micheline Rozan. Il a souvent fallu résister aux « rénovateurs » de tout poil… » Résister pour garder ces murs craquelés, calcinés, longtemps gris, jusqu’au Mahabharata, puis patinés d’un rouge Pompéi, mais toujours à vif, écorchés.
Le 15 octobre 1974, le Théâtre des Bouffes du Nord rouvre avec Timon d’Athènes, une pièce méconnue de Shakespeare, dans une mise en scène de Peter Brook. Les acteurs, François Mathouret, Maurice Bénichou, Bruce Myers – qui accompagne Brook depuis le milieu des années 1960 -, ont répété dans les gravats. Et ce soir d’octobre 1974, pour le public comme pour la presse, c’est le coup de foudre. Il dure depuis trente ans, entretenu par des spectacles qui ont marqué plusieurs générations de spectateurs, dans cette extraordinaire « mosquée » à la beauté louche et décatie : Carmen, la Cerisaie, le Mahabharata, La Tempête, L’Homme qui, Hamlet… Du théâtre tissé avec les fils de la vie, cette vie que Peter Brook n’a eu de cesse d’explorer dans toutes ses dimensions, pour en extraire la quintessence universelle.

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Les trois vérités de Brook

Par Jean-Pierre Thibaudat
26 octobre 2004 – © Libération

Quelle que soit la scène (théâtre du Nord à Lille, Bouffes du Nord à Paris), le spectacle (La Mort de Krishna, Tierno Bokar le sage de Biandiagara etle Grand Inquisiteur), on reconnaît le lieu. Des tapis d’Orient ou d’Afrique, une estrade où sont posés tissus, sièges, instruments de musique lointains. On sait que la lumière, la musique et les voix seront douces comme les lignes de cet espace proche de l’horizon où les hommes vont monnayer leur verticalité quand cela sera leur tour ou bien s’asseoir et écouter comme nous. Le tour de passe-passe de Peter Brook consiste en ceci, que ce n’est pas la troupe qui va de ville en ville mais la place du village qui voyage de théâtre en théâtre.
C’était en 1972, Brook et ses acteurs partaient pour trois mois d’Afrique. Non une tournée, une quête. Au bout du Sahara, à In-Salah, au marché, improvisant à partir de chaussures sur un tapis. «Nous ressentions une attention, un accueil et une reconnaissancefoudroyante, raconte Brook. Quelque chose qui, l’espace d’une seconde peut-être, changeait pour chaque acteur, le sens des relations avec un public.» (1) Là commence Tierno Bokar.
Dans un livre (2), Amadou Ampaté Bâ a raconté l’histoire de ce «père spirituel». Enfance, arrivée à Bamako dans les années 1900, école française, l’Afrique de l’Ouest sous le joug français. Tout cela conté avec une simplicité théâtrale aussi souple que drôle (adaptation de Marie-Hélène Destienne, collaboratrice de Brook). L’histoire de Tierno Bokar se resserre autour d’un litige entre deux branches de la confrérie soufie Tidjani à propos d’une prière : les partisans du Cheik Chérif Hamallâh, les hamallistes jurent qu’elle doit se dire avec onze grains de chapelet, les omariens, partisans du Cheikh el Hadj Omar, assurent qu’il en faut douze. C’est une guerre coranique où les potentats de l’Afrique occidentale française jouent un rôle, sale il va sans dire. Tierno Bokar appartenait à la famille d’El Hadj Omar, mais, en 1937, il alla voir le Chérif Hamallâh, ensemble ils parlèrent des nuits entières. Convaincu, il changea de camp, ses cousins virent en lui un traître, et l’administration français un bouc émissaire, trop contente de nuire à cet empêcheur de tourner en rond qu’était le «sage de Bandiagara».
Tierno Bokar est mort sur sa natte le 19 février 1940. En scène c’est Sotigui Koyaté qui endosse ses habits et ses mots, lui offrant ses gestes et ses silences de griot burkinabé, dans une bouleversante fusion. Au soir de sa vie, quand on lui rapportait les propos de ses ennemis, Tierno Bokar répondait : «Ils sont plus dignes de pitié et de prières que de condamnation et de reproche, parce qu’ils sont ignorants. Ils ne savent pas et, malheureusement, ils ne savent pas qu’ils ne savent pas.» C’est pour de telles réflexions, dictées par la tolérance, que Brook a monté ce spectacle.
«Où est la vérité ?» demande le jeune Ammkoullel à Tierno Bokar. «La vérité n’appartient à personnerépond le vieil homme, ma vérité et ta vérité sont deux croissants de lune.» S’ils convergent, on voit la nuit comme en plein jour, mais s’ils divergent, on n’y voit plus rien. C’est là que les deux autres spectacles que Brook présente, sur la même scène des Bouffes du Nord, façonnent avec Tierno Bokar un opportun triptyque.
Faciès. Avec Le Grand Inquisiteur, Brook rafraîchit la mémoire de ceux qui, au nom d’un Dieu qui ne serait que chrétien, entendent lutter contre l’empire du mal, ceux qui, Bush ou Poutine, voient un terroriste sous tout faciès oriental ou caucasien.
Il songe aussi à ces chefs religieux de tous bords qui, depuis des siècles, donnent de leur église une image qui n’est ni charitable ni fraternelle, faisant le lit du fanatisme. Dans ce chapitre des Frères Karamazov, le grand inquisiteur «presque nonagénaire» s’adresse à Jésus venu le déranger en plein autodafé à Séville, en ce jour du XVIe siècle. Avant de le faire exécuter, il vide son sac avec mépris et arrogance. Terrible discours, prophétique comme toujours chez Dostoïevski.
L’inquisiteur n’a de cesse de voir les hommes abdiquer leur liberté, après que «l’indépendance, la libre-pensée, la science» les ont égarés. «Nous leur prouverons qu’ils sont débiles, de pitoyables enfantsdit-il, suivant leur degré d’obéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leur femme ou leur maîtresse, d’avoir des enfants.» Fanatisme et totalitarisme font la paire. Sur la scène, un simple siège, emprunté à Tierno Bokar, rien d’autre. Et le musicien devenu Jésus, qui, sans avoir dit un mot, embrassera son bourreau comme l’aurait fait Tierno.
Krishna. L’acteur, c’est Maurice Bénichou, vieux compagnon de l’aventure et qu’on retrouve dans le dernier volet du triptyque : La Mort de Krishna(Libération du 26 décembre 2002), écho du mythique Mahabharata. Krishna, le dieu suprême, voit son peuple s’entre-tuer et, fou de colère, extermine tout le monde puis s’allonge sur la terre pour mourir à son tour. «Où est la vérité ?» Elle circule entre ces trois spectacles. C’est un triplé qui devrait faire halte sur la scène bombardée du Théâtre national de Kaboul, à Ground Zero, à Guantanamo, sur la place du marché de Grozny, au bord du Jourdain.
(1) Points de suspension, éditions du Seuil.
(2) Vie et enseignement de Tierno Bokar, Points.

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Tierno Bokar, théâtre 2004


Sotigui Kouyaté as Tierno Bokar in New York in 2005. Photograph: Pascal Victor/AP

D’après Amadou Hampaté Bâ (« Vie et enseignement de Tierno Bokar – Le sage de Bandiagara« )
Une recherche théâtrale de Peter Brook
Adaptation théâtrale Marie-Hélène Estienne
Musique Toshi Tsuchitori, Antonin Stahly
Lumière Philippe Vialatte
Avec Habib Dembélé, Rachid Djaïdani, Djénéba Koné, Sotigui Kouyaté, Bruce Myers, Yoshi Oïda, Abdou Ouologuem, Hélène Patarot, Dorcy Rugamba, Pitcho Womba Konga

Réalisation des costumes Jette Kraghede, abdou Ouologuem
Assistante aux costumes Samya Teboursouki
Régie Générale Florence Stahly
Direction technique Oria Puppo

« Tierno Bokar recherchait la difficulté pour savoir s’il possédait lui-même la patience et l’endurance qu’il enseignait aux autres. Un jour, il a dit: » Je demande à Dieu qu’au moment de ma mort j’ai plus d’ennemis à qui je n’aurai rien fait, que d’amis. » Parole terrible, lorsque l’on songe à la solitude de ses derniers jours. Il a dit aussi : « Personnellement, je ne m’enthousiasme que pour la lutte qui a pour objet de vaincre en nous nos propres défauts. Cette lutte n’a rien à voir, hélas, avec la guerre que se font les fils d’Adam au nom d’un Dieu qu’ils déclarent aimer beaucoup, mais qu’ils aiment mal, puisqu’ils détruisent une partie de son œuvre. » Ces paroles sont sorties d’une modeste case de terre séchée au cœur de l’Afrique noire en 1933.
Qui était Tierno Bokar ? C’est le grand écrivain peul Amadou Hampaté Bâ qui nous a transmis dans son livre, Le sage de Bandiagara, la vie et l’enseignement  de son maître, de cet homme humble et extraordinaire. A travers son récit nous entrons dans une Afrique secouée par le colonialisme et les luttes intestines. A partir d’une minuscule désaccord sur le sens du chiffre 11 opposé au chiffre 12, s’installent des conflits impitoyables qui amènent des massacres et créent des martyrs. Ces événements tragiques finissent par lier le petit village africain aux plus hautes décisions politiques de la deuxième guerre mondiale.
Ce thème éclaire plus que jamais une question qui concerne aujourd’hui le monde entier : la violence et l’intolérance.
Le théâtre doit être très proche de nous pour nous concerner et très inattendu pour éveiller notre imagination. Tierno Bokar réunit ces deux conditions. » Peter Brook

« … Je partais avec un trésor, ce trésor était en moi, c’étaient toutes les paroles vivantes que Tierno avait semées en moi comme des graines, elles allaient si bien devenir partie intégrante de mon être qu’aujourd’hui encore, lorsque je parle, il m’arrive de ne plus très bien savoir si c’est moi qui parle ou Tierno à travers moi.
Tout ce que je suis, je lui dois. C’est lui qui m’a « ouvert les yeux », comme on dit dans les initiations africaines, et qui m’a appris à lire le grand livre de la nature, des hommes et de la vie en ramenant toute choses à une Unité primordiale. Je lui dois ma formation, ma manière de penser et de me comporter, et cette « écoute de l’autre » qui est peut-être son plus bel héritage… » Extraits de Oui mon Commandant ! d’Amadou Hampaté Bâ, éditions Actes Sud

Bouffes du Nord, du 26 octobre 2004 au 15 janvier 2005

Peter Brook et « Tierno Bokar »

© www.arte-tv.com

Jamais deux sans trois: la première saison 2004 de la Triennale de la Ruhr, l’un des festivals de théâtre les plus en vue d’Europe, se termine cet été. Annette Gerlach a rencontré l’Anglais Peter Brook, figure de proue du théâtre d’avant-garde, pour s’entretenir avec lui de sa toute dernière pièce, « Tierno Bokar », créée le 6 juillet dans le cadre de la Triennale. Aucun autre metteur en scène n’aura autant influencé le théâtre contemporain en Europe de l’ouest.

La dernière mise en scène de Peter Brook, « Tierno Bokar » est l’un des temps forts de cette Triennale 2004. Dans cette pièce, Brook se lance sur une piste qui le mène en Afrique noire. Pourquoi son choix s’est-il porté sur Tierno Bokar, l’un des derniers grands mystiques du vingtième siècle? En 1972, Brook avait sillonné l’Afrique pendant trois mois avec sa troupe d’avant-garde dans l’espoir d’y trouver un public « encore intact ». Peter Brook cherche-t-il à renouer avec ces impressions africaines dans « Tierno Bokar »? Il a dit un jour: « Aussi longtemps que je pourrai travailler, j’essaierai chaque fois de supprimer le superflu pour aller à l’essentiel, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. » Où en est-il aujourd’hui dans ce parcours, à près de 80 ans ? L’histoire de La Triennale de la Ruhr
Pendant trois ans, Gérard Mortier a culturellement « labouré » l’immense parc industriel de la Ruhr, avec un succès considérable. L’édition 2004 de la Triennale, ce sont 17 œuvres pour la scène, présentées dans 9 lieux différents, et notamment dans une impressionnante ancienne soufflerie de Duisbourg. Un reportage, sorte de voyage en images, nous permet de mieux comprendre comment cette région industrielle en perte de vitesse a pu devenir un des hauts lieux de la vie culturelle.

Tierno Bokar
Pièce de Amadou Hampaté Bâ
Montée par Peter Brook
Peter Brook a fait la connaissance du grand écrivain malien Amadou Hampaté Bâ dans les années 70. Il rend ici hommage à ce chantre de la tradition orale africaine à travers l’évocation de son maître, Tierno Bokar, qui l’initia au soufisme, cette variante philosophique et spirituelle de l’Islam attachée aux valeurs de tolérance et de paix.
Pour ce voyage théâtral au pays de l’esprit, Peter Brook retrouve quelques-uns de ses plus anciens compagnons des Bouffes du Nord : Bruce Myers, Yoshi Oïda, Sotigui Kouyaté…

Dates du spectacle
à la RuhrTriennale
9./10./11./13./14./15./17. juillet 2004
à Barcelone
Vom 27 Juli bis 04. August 2004
Teatre Lliure/ Mercat de les Flors
Lleida 59 / Barcelona
à Lille
du 30 septembre au 14 octobre 2004
Théâtre du Nord
4, place du Général-de-Gaulle
59026 Lille
aux Bouffes du Nord
Jusqu’au 15 janvier 2005

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The Sufi teacher and a sage of theater

©Herald Tribune nov. 2004 – By Mary Blume

Tierno Bokar (1885-1940) was a Sufi teacher, a member of the Tidjan brotherhood in Mali and a man of wisdom and gentleness who might not have crossed even Peter Brook’s spacious mind had Brook not met one of Bokar’s disciples, Amadou Ampâté Bâ, soon after setting up his international theater research center in Paris more than 30 years ago.
Hampâté Bâ, an official at Unesco, had written a memoir of Bokar and Brook, intrigued, discussed making a play about him. By the time, years later, he did « The Tempest » with the Mali-born Sotigui Kouyaté as Prospero, he was talking with Kouyaké about a Bokar play. Last week, « Tierno Bokar » finally opened in French at Brook’s Bouffes du Nord theater here, adapted by Marie-Hélène Estienne with Kouyaté as the sage. It is not a play, Brook says, but theater research, and his program credit is as researcher and not director.
« Theater research is just to say that one is trying to explore, to push the boundaries out so that one can no longer be sustained by known construction, » he said in his office at the Bouffes. Making a play from a memoir, Brook had to use his own experience of storytelling forms to get across what is basically just text, finding « what is acceptable, what has life and variety, getting down to earth without getting too far down nor floating so high that it is rarefied and abstract. »
At no time has Brook’s view of the theater as a changing process in which the audience plays its part been more evident than in the versions of « Tierno Bokar », which toured widely, with many changes, from the Ruhr in Germany to Brazil before opening in Paris.
« A Protestant Calvinist German audience and the ardent Indian Catholic Latin audience who had at the same time immediate experience of colonialism and deep religion fervor – all that made it clear that there were some things to be developed, some things not to be said, » Brook remarked. « I think that’s where the real research lies – what is legitimate and illegitimate in in the form or theater. »
« Tierno Bokar » begins in a peaceful oasis where the young teacher is preaching a lesson of tolerance and generosity with profundity and humor – « too serious is not serious » – until caught up in a schism about whether a certain prayer should be said 11 times ou 12. By 1917 the schism, more complicated than it sounds, had alarmed the French colonial authorities, who feared an uprising. The leader of the 12-prayer faction was eventually exiled by the Vichy government to Montluçon in France, where he died in 1943. Tierno, who changed his allegiance to the 12s while not denying the truth of those who clung to 11, fell afoul not only of the French but of his own brotherhood. He died betrayed and alone, a man of God who believed that « faith is one, no matter in what religion it is expressed. »
Islam, colonialism, fanaticism – are there intended references to today ? « Nothing is easier and more to be avoided today than to do plays to underline for the audience – here I’m doing Hamlet but I am putting Claudius in a gray suit with a cellphone – that is to easy , » Brook said. « But when you have something as strong as this, contemporary references are unavoidable ».
It is a play about faith, although Brook says he has always avoided like the plague anything, overtly religious or spiritual – even if they came into such productions as « The conference of the Birds », and « The Mahabharata ».
« One must always go along with what one fells is the need of the moment, », he continued. « The need to smash barriers, to break taboos, to shock, had its moment in the comfortable days of the ‘50s and ‘60s. This was an absolute necessity, you had to be able to say f*** onstage because nobody then dared to say f*** onstage. « I think that today almost everything that is a mirror of the horror of the world is in the theater useless self-evidence. There is no shock value after shock . » On the other hand there is the more interesting notion that Brook has been mulling over for some time, about the positive side of the negative, the idea that truth is many : « Tierno talks about different truths, those that are divergent and those that are convergent, and that notion that truth can converge goes very far and thank God has not become a cliché. » This has led Brook to go a step beyond his nine-hour long version of the Mahabharata and to present « Tierno Bokar » not only in repertory, but in Sunday marathons with two greatly contrasted pieces. « Le Grand Inquisiteur », based on Dostoyevsky, goes on at 2 :30 p.m, followed by « Tierno » at 4.30, followed by « La Mort de Krishna » at 7.30. The three form a triptych, brooks says. « When Tierno asks what is God and answers that God is an embarrassment to human intelligence, it’s an astounding line and it makes a direct link with the Grand Inquisitor, a terribly intelligent man who believes with all his intelligence in the rightness of the Inquisition, » he said. « Everything he says is to provoke the Christ figure and Christ looks him straight in the eye whith his tender gaze and doesn’t react. And after all this Christ gets up and kisses him and he is forced to let him go. The silence of Christ expresses the essence of what cannot be explained and Krishna, through another form, comes in here. »
While the other two plays illustrate how easily power comes into play when there is a religious interest of a high quality, Brook says that the Hindu tale comes from the same recognition and respect of what cannot be explained. There is, Brook says, an emotional continuity in the three.
After Paris, « Tierno Bokar » will hit the road from late January to July, calling in at theaters from Naples to New York. During the tour, Brook will celebrate his 80th birthday as quietly as possible, which will not be very since Michael Kustow’s massive new biography will come out ate the same time.
There is a lot to be said about Brook as the internationally acknowledged great man of the theater of our times, and a great deal has been said. Brook himself has a simplicity of manner (he still blushes), which does not conceal incessant curiosity, and it seems clear from recent productions as different as « Don Giovanni » and « Hamlet » that he is reflecting on what is arguably the greatest word in the English language : reconciliation. »
He continued : « The mere fact that you can in the theater show two opposing points of view and tthe audience, just by watching these two, is in a way sympathizing and following them does reconcile. The act of playing something out, a great conflict, is reconciled by the event itself. »
There is nothing Brook dislikes more than being called a guru, although he often is. His theater is a quest and not a single truth. « One cannot tell what the truth, is but a moment of truth in the theater is when everyone at that moment is touched in the same way, and then it’s gone. But for that moment that expresses itself in that sudden increase in attentiveness, something has been touched. « I think quite simply that nobody can define truth. But when truth is there one can recognize it, » he says.

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A propos de Stanislavski, ITW juin 2003

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Ta main dans la mienne, théâtre 2003

Je prends ta main dans la mienne
De Carol Rocamora d’après la correspondance d’Olga Knipper et Anton Tchekhov
Mise en espace Peter Brook
Avec Natasha Parry et Michel Piccoli

Bouffes du Nord, du 27 mai au 29 juin 2003

Peter Brook, homme du monde

Laurence Liban – © Express 2003

Né britannique, il a fait de la planète son terrain de jeu et sa source d’influence. A 74 ans, ce fou de théâtre publie son autobiographie et reprend Hamletaux Bouffes-du-Nord ainsi que Le Costume au théâtre de l’Œuvre.
Vue du ciel, la trajectoire de Peter Brook ressemble à une suite de bonds désordonnés d’un continent à l’autre et d’une culture à l’autre. Cet homme doux et curieux qui a fait de la mappemonde son terrain de jeu inépuisable nous en offre, en cette rentrée théâtrale, une démonstration éclatante: avec La Tragédie d’Hamlet et Shakespeare (aux Bouffes-du-Nord), il scrute l’Occident, ses démons, ses névroses et ses grâces manquées; avec Le Costume (au théâtre de l’Œuvre), il écoute l’Afrique, ses craintes, ses cruautés et ses superstitions d’enfant. A travers elle, c’est l’autre pan de sa vie qu’il révèle, celui qui l’entraîna jusqu’en Afghanistan et en Inde, à la découverte de l’autre, dans son irréductible étrangeté, dans sa ressemblance fondamentale. Oublier le temps (Seuil), son autobiographie, reprend pas à pas ce parcours vécu comme une quête intérieure.
En France, le nom de Peter Brook évoque deux images: le Mahabharata, épopée et mythe fondateur de l’Inde qu’il fit découvrir au public occidental, sur scène et à l’écran, comme un long poème initiatique; et les Bouffes-du-Nord, splendide théâtre à l’italienne à l’abandon, côtoyant la station de métro La Chapelle, dont il fit le lieu de ses plus belles aventures. Les initiés savent aussi qu’il fut, après la guerre, l’un des acteurs importants du théâtre privé parisien, où il monta Jean Genet et Tennessee Williams et fit travailler la jeune Jeanne Moreau. Les Anglais, eux, se souviennent que, tout jeune homme, il a participé à la réforme du festival shakespearien de Stratford, où son théâtre d’images fit grand bruit. Quant aux ex-fans des sixties, ils n’ont pas oublié ses spectacles politiques (US, contre la guerre du Vietnam), son Marat-Sadeet les travaux du très fameux «groupe de recherche» de Londres, puis de Paris. Alors, la question se pose: Brook est-il une personne réelle ou le personnage essentiel et caché de son théâtre? Son récit étaie la première hypothèse, mais le choix de se faire publier dans la collection Fiction & Cie des éditions du Seuil remet tout en question.
A la recherche de la vérité sur l’homme. Son enfance, Peter Brook l’évoque en quelques pages elliptiques. A 74 ans, c’est la première fois qu’il livre ces souvenirs-là. Pourtant, l’avenir y a déjà tracé des fils solides. Peter est un gamin comme les autres dans l’Angleterre d’avant-guerre. Sous l’image nette, une autre apparaît aussitôt: elle renvoie à l’histoire de l’Europe dans la première moitié du siècle. Son père, jeune activiste révolutionnaire d’obédience menchevique, dut fuir la police tsariste pour Paris, en 1907, avant d’en être chassé par la guerre et de s’installer en Angleterre, pour toujours, avec sa femme. Ainsi M. Bryck devint-il Mr Brook. Et Peter découvrit-il, un jour, ses origines juive et russe.
«Elevé dans un environnement très anglais et dans une famille de sensibilité autre, j’ai été très vite convaincu de la chance que représentait cette identité métissée», dit Brook aujourd’hui. A l’adolescence, donc, tout est là: la sensibilité «multiculturelle», la quête métaphysique (il demandera à être baptisé vers l’âge de 10 ans), la force d’une famille unie et le désir de faire non du théâtre mais du cinéma ont donné à sa jeune vie son point d’ancrage. La suite consistera à devenir ce que l’on est. Un gros travail, comme l’on sait.
«Une vérité n’a de sens et de force que si elle a été redécouverte et testée à travers des expériences vécues»

Pour en arriver là, Peter Brook n’a pas eu trop d’une vie. Il suffit de voir son visage de vieux sage un peu sioux, d’entendre sa voie mélodieuse et douce, pour deviner les aléas du long chemin parcouru depuis les folles années 1950 où il fut, de son propre aveu, un «phénomène de foire». A cette époque, en effet, il est – et de loin – le plus jeune metteur en scène du milieu; on l’a applaudi (ou critiqué, comme le fera justement Michel Saint-Denis, figure du théâtre français de l’après-guerre) à Stratford et au Royal Opera, où, à 22 ans, il a fait ses débuts lyriques et tenté d’imposer des décors en dur à la place des toiles peintes. Il a mobilisé le scandaleux Dali pour la scénographie de Salomé,rencontré Brecht à Berlin sans être convaincu par lui, séduit New York et glané les succès en tout genre. Et puis quoi? Rien.
Dans son très monacal bureau-parloir-confessionnal des Bouffes, celui qui se défend d’être un gourou (mais n’échappe pas tout à fait à ce rôle) se remémore sa rencontre salutaire avec l’enseignement de Gurdjieff, un vrai gourou, celui-là. «Le principe de base est que rien ne doit être accepté passivement, que tout doit être mis en question et vérifié, car une vérité n’a de sens et de force que si elle a été redécouverte et testée à travers des expériences vécues.» Cette recherche personnelle, dans laquelle Peter Brook a jeté toutes ses forces, aurait pu déboucher sur un abandon pur et simple du théâtre, au profit de ce qu’on pourrait appeler la contemplation. Heureusement, Brook saura faire la jonction entre son art et son expérience spirituelle.
Pendant des années, on le verra arpenter le monde avec ses acteurs, à la recherche de la vérité sur l’homme et sur lui-même, offrant du théâtre dans la savane ou sur des berges indiennes, recevant avec humilité d’humbles témoignages et rencontrant les sages obscurs de l’Orient, tirés de leur méditation. Cet homme qui se dit tissé de doutes et en proie au désir de croire a réussi à faire du théâtre le lieu d’application de sa spiritualité. Un lieu sacré, mais un lieu ouvert aux comédiens comme aux spectateurs.
Fables d’ailleurs et théâtre classique. Loin du temps où il «regardait le théâtre à travers des rideaux de mousseline», Brook, avec sa troupe d’acteurs venus du monde entier (Yoshi Oida le Japonais, François Marthouret et Maurice Bénichou les Français, Bruce Myers l’Anglais, Sotigui Kouyaté l’Africain, Natasha Parry, sa femme, et bien d’autres), a donc pris le monde pour école. C’est lui qui nous a ouverts aux fables d’ailleurs, en les posant sur l’espace nu du théâtre. Lui qui a contribué à familiariser le public avec l’hindouisme ancien. Lui encore qui a mêlé les couleurs de peau, les accents et les morphologies humaines pour les mettre au service du théâtre classique.
Oublier le temps, petit livre alerte et plein d’humour, vrillé de piquants portraits et de dialogues mordants, n’est pas qu’un livre de sagesse tonique. C’est aussi une petite histoire du théâtre vu des coulisses anglo-françaises. Ou l’éloge de la folie d’un sage.

Peter Brook interview

La Tragédie d’Hamlet, théâtre 2003

De William Shakespeare
Adaptation Peter Brook
Texte français Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne
Lumière Pierre Vialatte
Musique Antonin Stahly
Costumes Ysabel de Maisonneuve et Issey Miyake

Avec Emile Abossolo-Mbo, Lilo Baur, Rachid Djaïdani, Sotigui Kouyaté, Bruce Myers, William Nadylam, Véronique Sacri, Antonin Stahly

« Arrêtez quelqu’un, n’importe qui, dans la rue, et dites-lui : « Que connaissez-vous de Shakespeare ? » Il y a de fortes chances pour que la réponse soit : « To be or not to be, être ou ne pas être… »
Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui est caché derrière cette petite phrase ? Qui l’a prononcée ? Dans quelles circonstances ? Pour quelles raisons ? Pourquoi cette petite phrase est-elle devenue immortelle?
On monte Hamlet partout, tout le temps… en clochard, en paysan, en femme, en pauvre type, en homme d’affaires, en débutant, en star de cinéma, en clown, et même en marionnette…
Hamlet est inépuisable, sans limites… Chaque décade nous en offre une nouvelle analyse, une nouvelle conception… Et cependant Hamlet demeure un mystère, fascinant, inépuisable…
Hamlet est comme une boule de cristal, tournoyant dans l’air, immuablement. Ses facettes sont infinies… La boule tourne et nous présente à chaque instant une nouvelle facette… Elle nous éclaire. Nous pouvons toujours redécouvrir cette pièce, la faire revivre, partir à nouveau à la recherche de sa vérité…
Après avoir créé une version d’Hamlet en anglais, nous poursuivons notre travail cette fois-ci en français ». Peter Brook.

Bouffes du Nord, du 7 janvier au 13 avril 2003

La Mort de Krishna, théâtre 2002

Extrait du Mahabharata de Vyasa
Texte de Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne
Mise en scène Peter Brook
Musique Antonin Stahly
Lumière Philippe Vialatte
Avec Maurice Bénichou
Régie générale Sylvain Mazade

« Un chasseur parcourant la forêt aperçut les deux pieds croisés de Krishna et les prit pour les oreilles d’une antilope. Il perça Krishna d’une flèche à la plante du pied. En s’approchant il vit qu’il venait de blesser un homme en profond yoga – et que cet homme était vêtu d’une robe jaune et pourvu de quatre bras. Terrorisé, il se prosterna, couvert de honte :

– Dans la pénombre de la forêt j’ai pris tes deux pieds pour les oreilles d’une antilope. Ô Krishna, pardonne moi !
– N’ai pas d’inquiétude inutile, je meurs, c’est bien »

Bouffes du Nord, du 26 décembre au 29 décembre 2002 – Du 11 au 27 janvier 2003

Une douceur inflexible

Par Jean-Pierre Leonardini © Ed. Messidor-Festival d’Automne à Paris

A cinq ans il monte un Hamlet de trois heures avec des marionnettes. Un demi-siècle après il demeure le citoyen le plus fervent de la planète Shakespeare. A vingt ans il fait ses premières armes à Stratford. Il y attrape une allergie tenace à la poussière des gloses. Précocement fêté et reconnu en son pays, la Grande-Bretagne, il se défiera sans cesse de la gloire, cette glissade. «Il y a le centre, dit-il, et la surface n’est que mode» (The surface is fashion).
Il redoute le ridicule d’époque. Persuadé de l’éphémère des formes et de l’historicité des émotions, le jeune homme brillant est progressivement parvenu, dans sa quête du «centre», à forer toujours plus avant vers un noyau dur de vérité relative. Son théâtre, aujourd’hui, tire sa puissance de conviction d’être un authentique lieu commun.
Avant d’en arriver là il accomplit l’apprentissage exhaustif des formes. Shakespeare de toutes les manières (Romeo and Juliet1947, Measure for Measure1950, Titus Andronicuset Hamlet1955, The Tempest1957, King Lear,1962…) mais aussi Anouilh, Sartre, Roussin (La Petite Hutte), Irma la douce, Vu du pont, La chatte sur un toit brûlant…En 1948 et 1949, pour Covent Garden, il ne réalise pas moins de cinq opéras (La Bohème, Boris Godounov, The Olympians, Salomé, Le Mariage de Figaro).En 1953, il met en scène Faustau Metropolitan Opera et Eugène Onéguineen 1957. Voilà un beau profil de carrière, comme on dit. Mais, justement, disant cela on n’a rien dit. Ni la grandeur des oeuvres qu’il met en scène, ni leur nombre, ni ses titres honorifiques (qu’il soit, par exemple, «Commander of the British Empire») ne peuvent rendre compte de l’exigence intérieure de Peter Brook, encore moins de l’aura qui le baigne.
Dédaigneux de toute théorie, ennemi du dogmatisme, il ne se veut qu’expérimentateur acharné. Ce pragmatique ne consent à énoncer des idées sur telle ou telle oeuvre qu’après l’avoir passée au crible de la pratique. C’est de King Leur(1962) qu’il date son chemin de Damas. «Juste avant de commencer les répétitions j’ai détruit un décor. J’avais conçu un décor en fer rouillé très intéressant et très compliqué, avec des ponts qui se levaient. J’y étais très attaché. Une nuit, je me suis aperçu que ce jouet merveilleux était sans nécessité. En enlevant tout de la maquette, j’ai vu que ce qui restait était beaucoup mieux. Tout à coup le déclic s’est opéré. J’ai commencé à voir l’intérêt d’un théâtre de l’événement direct, où le mouvement n’était pas soutenu par une image ni aidé par un contexte, l’intérêt que présentait la simple traversée de la scène par un comédien»(«Rencontre avec Peter Brook», par Denis Bablet, Travail Théâtraln°10, hiver 1973). Ainsi commence le retournement qui va l’amener à user de l’espace théâtral comme d’une page blanche pour les passions. Ceux qui ont vu ce Lear oùPaul Scofield, dans une cage de bois clair, jouait le guerrier accablé plutôt que le vieillard dément en parlent encore.
Peter Brook théorise en actes, pour ainsi dire, mais l’expérience des autres lui est un bien précieux à condition de la mettre à l’épreuve. Il écrit: «Voilà notre seule possibilité: examiner les affirmations d’Artaud, Meyerhold, Stanislavski, Grotowski, Brecht, les confronter ensuite à la vie, de l’endroit particulier où nous travaillons. Quelle est, maintenant, notre intention par rapport aux gens que nous rencontrons tous les jours ? Avons-nous besoin d’une libération ? De nous libérer de quoi ? De quelle manière ?» (dans son livre The Empty Space,l’espace vide 1968). C’est ainsi qu’en 1964 Brook donne corps au rêve d’Artaud, avec Marat/Sadede Peter Weiss. Trois ans plus tard il en fait un film, qui garde intactes la liberté brute et la violence souveraine d’un geste théâtral parmi les plus extrémistes de l’époque. En 1966, avec US, qui traite de la guerre du Vietnam, Brook aborde de front le champ politique, quoiqu’il se défende de l’étroitesse de ce mot-là. Il plaide alors pour un théâtre de la disturbance(de l’ébranlement de conscience). Mais il n’a cure d’un système. Chaque spectacle est surdéterminé dans son moment présent par la salle, la période, le pays, le mode de production qui le voient naître.
En 1970 Stratford connaît l’éblouissement du Songe d’une nuit d’été,renouvelé deux ans plus tard au Théâtre de la Ville. Se rappelant l’idée de Meyerhold de suspendre ses acteurs à des trapèzes, Brook organise une navette sublime entre le haut et le bas. A la même époque il s’entoure d’un groupe d’acteurs issus d’horizons divers. C’est avec cette microBabel dont le port d’attache est Paris qu’il va s’avancer au plus loin. En 1971, au festival de Chiraz-Persépolis, c’est devant la tombe d’Artaxerxès que s’ouvre Orghast,qui revisite du crépuscule à l’aube «dans un chaos de rochers et de sépultures archaïques» les mythes fondateurs de l’humanité, par le truchement d’un idiome d’invention empruntant à l’ancien grec, au latin, à la langue sacrée persane, l’avesta. Suit un long voyage au coeur de l’Afrique (Nigeria, Niger, Togo, Mali, Dahomey). Brook et les siens jouent dans les villages, devant un public vierge de toute référence culturelle occidentale. Les acteurs sont forcés d’aller au plus nu de l’expression. Ce périple connaîtra son effet en retour en 1975 avec Les Iks,présenté sous l’égide du Festival d’Automne. Que peut apporter un ethnologue à une tribu d’êtres dénués de tout, sauf de leur connivence intime avec l’univers ?
Mais ne brûlons pas les étapes. En 1974 Brook fonde le Centre international de créations théâtrales à Paris (C.I.C.T.). Le gouvernement français (Michel Guy alors regnansà la Culture) lui octroie l’usufruit des Bouffes-du-Nord.
On doit l’exhumation de ce théâtre oublié depuis la guerre à un maçon italo-yougoslave (son nom mérite de passer à la postérité, Narciso Zecchinel) qui maniant la truelle dans un immeuble contigu le découvrit par une brèche. En 1968 il l’acquiert avec ses économies, empêchant ainsi qu’il soit transformé en garage. Les Bouffes-du-Nord deviennent la Thébaide (ô combien courue) de Brook. Le génie du lieu réside dans son caractère rugueux préservé. Un soupir même y résonne. Sur les murs gris survivent les cicatrices du plâtre. La scène à l’italienne n’est plus. Escaliers et passerelles autorisent l’ubiquité du jeu.
Ce théâtre est aussi un lieu d’asile. Dans son «espace vide» idéal le Festival aura le loisir d’écrire quelques-unes de ses plus émouvantes aventures; des derviches tourneurs à Meredith Monk, des musiciens du Niger à Richard Foreman…
Brook, donc, nomade enfin chez lui, crée Timon d’Athènesdans le cadre du Festival 1974. Ça parle d’or, et des comportements devant le métal jaune. Au temps de l’accumulation primitive, le noble Timon pratique la dilapidation des biens tandis que ceux qui le flattent thésaurisent. Ruiné, il part au désert, vomissant Athènes. Il trouve de l’or, l’emploie au saccage de la ville. Il meurt dans l’imprécation. Timon a vécu à la folie la consumation des richesses et son rebours, la misère héroique et rageuse. Le théâtre n’a jamais crié avec autant de fureur l’anathème du misanthrope. L’humanité n’est plus qu’une tumeur maligne ou un bestiaire obscène. Timon la voue aux gémonies, prenant à témoin le Soleil et la Lune. Shakespeare fit le détour par la Grèce antique. Brook passe par un aujourd’hui mêlé d’hier et d’ailleurs: costumes actuels, «you you» des femmes, Cupidon est une sorte d’illusionniste nippon et les courtisans conviés par Timon au banquet de la vengeance, où le brouet est d’eau tiède, prendront la posture d’opprobre des marchands du temple. Apemantus, le philosophe revêche, est un Noir. Cela dote le spectacle d’une signification de plus: le cynique est devenu un damné de la terre. Par là on rejoint Les Iks,plus haut cité, avec quoi Timon…fait diptyque.
En 1977 c’est Ubu.Brook continue de resserrer ses signes, s’approchant au plus près de la table rase où danse l’acteur-roi. Une simple brique sous les pieds devient colline ou, portée à la bouche, un morceau de viande. Une énorme bobine à câbles prêtée par les terrassiers, c’est un trône, ou un château. La mise en scène a l’allure du «Kyogen», cette plage grotesque entre parenthèses dans le «Nô» tragique.
En 1978 Brook retourne à la maison-mère, la Royal Shakespeare Company à Stratford. Il y monte Antony and Cleopatraavec Glenda Jackson dans le rôle de la reine d’Egypte. Paris, la même année, a droit à son Shakespeare avec Mesure pour Mesure,en coproduction avec le Festival d’Automne. Un jeune homme engrosse une jeune fille. Il est condamné à mort par le puritain qui gouverne en lieu et place du duc absent. La soeur du coupable sort du couvent pour implorer grâce. Touché par le désir le régent passera l’éponge en échange d’une nuit d’amour. Horrifiée, la jeune fille, au nom de sa vertu, supplie son frère d’agréer le châtiment. Le duc, qui a tout vu dans l’ombre, punit l’infâme qui abusa de son pouvoir… Brook, à son habitude, dévide l’écheveau de l’intrigue, aidé en cela par l’adaptation drue de Jean-Claude Carrière, son commensal habituel. Chaque scène est un univers autonome, une pépite en soi. Au dénouement on s’aperçoit que tout a été joué; comique et tragique, populaire et aristocratique. L’opération relève de l’épure au sens propre; un dessin qui fournit l’élévation, le plan et le profil d’une figure projetée avec les cotes précisant toutes ses dimensions.
En 1979, il présente au cloître des Carmes d’Avignon un fabliau africain savoureux, L’oset un conte oriental parabolique, La Conférence des oiseaux.Ils les reprend la saison suivante aux Bouffes-du-Nord. Au printemps 1981 c’est La Cerisaie.Il lance ses interprètes dans le théâtre aux murs nus qui devient tout entier le domaine menacé. Une vieille armoire sous une housse, les tapis au sol, parfois un siège qu’on avance, cela suffit pour les biens meubles. Aux acteurs d’être tout. A l’automne, La Tragédie de Carmenarrache à l’opéra galvaudé ses parures de nouveau riche. Un drame plébéien, une rixe dans les rues chaudes; au lieu des cris on y chante… Brook ne reviendra pas en arrière dans sa quête d’une limpidité essentielle, d’un théâtre sans ombre.
Nous reverrons sans nul doute l’éclairage pleins feux et le tapis fané du conteur arabe. On ne cherche pas en vain l’ascèse. L’humanisme partageur, l’amicalité de Brook ont abouti à cette forme, le théâtre comme le jardin zen parfaite image du monde. Il dit: «Je travaille en spirale, une spirale dont le cercle ne cesse de se réduire.» Pour lui le théâtre fait partie du vivre. Cet homme au regard de marin a guidé les plus grands (John Gielguld, Laurence Olivier, Vivian Leigh) et les plus jeunes avec la même douceur inflexible. N’était que la comparaison sent trop l’hagiographie on penserait à François d’Assise. Mettons Gurdjieff, dont il a tourné Rencontres avec des hommes remarquables.

Source : «Festival d’Automne à Paris 1972-1982»
Jean-Pierre Leonardini, Marie Collin et Joséphine Markovits
Ed. Messidor/Temps Actuels, Paris, 1982, p. 59-61
© Ed. Messidor-Festival d’Automne à Paris

The Tragedy of Hamlet, film 2002

The Tragedy of Hamlet  | France  | 2002 | 134 mn | Couleur
D’après William Shakespeare

Réalisation Peter Brook
Adaptation Peter Brook, Marie-Hélène Estienne
Musique Toshi Tsuchitori
Costume Nadine Rossi
Production Yvon Davis – AGAT Films & Cie

Avec
Adrian Lester, Jeffery Kissoon, Natasha Parry, Bruce Myers, Scott Handy, Shantala Shivalingappa, Rohan Siva, Asil Raïs, Yoshi Oida, Akram Khan, Nicolas Gaster, Antonin Stahly-Vishwanadan, Jérôme Grillon

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Far Away, 2002

De Caryl Churchill
Mise en scène Peter Brook
Texte français de Marie-Hélène Estienne
Lumière Philippe Vialatte
Costumes Ysabel de Maisonneuve
Avec Katrhryn Hunter, Julio Manrique, Jodhi May

« Les anglais sont moins tranquilles qu’on ne le pense. Derrière leurs façades discrètes se cachent des secrets à peine chuchotés, des horreurs inadmissibles. Les auteurs anglais, toujours friands de mystères, nous permettent d’entendre ce qui hurle dans les profondeurs. Avec une finesse de style et un humour quasi surréaliste, Caryl Churchill pénètre dans les zones les plus obscures de la réalité quotidienne, là où la vie intime se lie au chaos universel. Far Away, sa pièce la plus récente, est hors toute catégorie. Sa création en langue française est une ouverture sur l’œuvre d’un grand écrivain. » Peter Brook

The Suit – 2012

The Suit (Le Costume), version 2012

« Qu’est ce qui nous pousse à reprendre « Le Costume », un spectacle qui a tourné dans le monde entier en français pendant des années ? La réponse est sans doute que rien n’est jamais fixé au théâtre – certains sujets s’épuisent – d’autres, au contraire, mûrissent, changent d’aspect, éprouvent le besoin de revenir. C’est ce qui arrive maintenant avec « Le Costume ». Un jeune homme rentre chez lui à une heure inhabituelle, trouve sa femme au lit avec un autre homme, mais au lieu de réagir il s’enferme dans un placard, tandis que l’amant fuit par la fenêtre en slip, laissant derrière lui son costume, point de départ d’une très étrange aventure. Nous avons senti à l’époque le besoin de mettre de la musique dans la pièce et avons utilisé de la musique enregistrée. C’est tout naturellement que maintenant nous avons eu envie de retourner vers cette aventure et de la présenter cette fois dans sa langue originelle, l’anglais, avec au lieu de la musique enregistrée que nous avions utilisée auparavant, un petit orchestre sur scène, dans une version entre parlé et chanté. »
We called it « Le Costume », and in French, for years, it travelled the world. So what makes us do a new version, in the original language ?
The answer is quite simple – nothing in the theatre ever stands still. Some themes just wear out, while others mature, change their looks and cry out to be seen again. It all began in South Africa in the 50s when a brilliant black author, Can Themba, wrote a short story called « The Suit ». « This will make our fortune » he told his wife, but fate decided otherwise. Sophiatown, where he lived was razes to the ground, Can Themba had to leave for Swaziland where he quickly died victim of poverty, sadness, apartheid and drink.
Like all black authors dead or alive his books were banned, and many years went before it was possible to turn it into a play. The first version came into being in Johannesburg at the Market Theatre, it went to London and Peter Brook at once decided we had to stage it for our Paris base, the Bouffes du Nord.
The story gripped the audience. A young man comes home unexpectedly and finds his wife in bed with a stranger, but instead of reacting violently, he hides in the closet. The lover tears out of the house in his underpants, leaving his suit behind him. The husband makes a loghtning decision. He tells his wife that the suit will from now on live with them, day and night. He maintains his pitiless revenge, the constant presence of the suit chews avway the existence of his wife, until in the end, to his shame and remorse, she dies.
Already a tour first rehearsals it seemed natural to bring music into the play and we used recordings of the hauntingly beautiful jazz of the times. Today, in our new version, we feel even more strongly the wish to make of this unique story a unique musical, with live musicians on stage, and scenes partly sung. New words, new songs, – for Can Themba and « The Suit » a new adventure now begins. » Marie-Helène Estienne et Peter Brook

Texte de : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
D’après : The Suit de Can Themba
Lumière : Philippe Vialatte
Direction musicale : Franck Krawczyk
Avec : Byron Easley, Nonhlanhla Kheswa, Mkhululi Mabija, William Nadylam (distribution en cours)

 

Hamlet

© Les dossiers du CNDP

Shakespeare accompagne Peter Brook depuis de longues années. En 1955, il monte Titus Andonicus à Londres, puis il assure la direction de Royal Shakespeare Theater à Stratford-on-Avon. En 1973, il ouvre le théâtre des Bouffes du Nord avec Timon d’Athènes, puis monte en 1990 La Tempête avec l’acteur noir Sotigui Kouyaté. Au cinéma, il réalise en 1969 Le Roi Lear, et dans ses écrits se retrouve toujours la présence de Shakespeare.
Avec Hamlet, Peter Brook unit sa passion pour Shakespeare et deux domaines qu’il explore depuis de nombreuses années : le théâtre et le cinéma. Peter Brook filme sa mise en scène de la pièce représentée aux Bouffes du Nord pour le Festival d’automne 2000. Grâce à cette réalisation, Peter Brook propose une lecture personnelle de cette tragédie. Il écarte certaines scènes, restreint le nombre des personnages et ainsi resserre l’action autour du personnage de Hamlet. Peter Brook a choisi pour ce rôle titre, le jeune comédien noir américain Adrian Lester qui renouvelle l’approche du personnage et fait naître avec finesse un Hamlet tour à tour troublé, sensible, puissant et violent dans sa confrontation avec la vengeance du père assassiné. Cette adaptation présente une lecture multiculturelle de la pièce et crée une mosaïque subtile aux accents indiens, japonais pour donner vie au texte anglais. Le choix des comédiens internationaux fait résonner le destin de Hamlet par-delà le royaume danois et pose la tragédie dans sa vraie dimension universelle.
L’intérêt de cette réalisation réside aussi dans le fait que Peter Brook filme lui-même sa mise en scène, ce qui soulève la question du jeu des regards à la fois de l’homme de théâtre et le cinéaste. Ce travail de l’image est un des axes de réflexion qui pourrait constituer une nouvelle approche de la représentation de la tragédie et offrir l’opportunité de présenter à des élèves de seconde un travail artistique complet en prolongement de l’étude de la tragédie, du rôle essentiel d’un metteur en scène de théâtre et des significations de l’image.
Brook par Brook, portrait intime, proposé sur Arte le lendemain de The Tragedy of Hamlet, est un émouvant film-confidence réalisé par le propre fils de Peter Brook, Simon, jeune cinéaste. Celui-ci ne se contente jamais d’un récit de la famille strictement biographique, mais il cherche à capter par petites touches cocasses et graves tout ensemble, et sans aucun discours théorique pesant, ce qui fait l’essence de la quête paternelle : un quête de vie, de vérité, bien au-delà d’une « simple » quête de théâtre.
Alors qu’il n’avait jamais accepté qu’on le filme en répétitions, on le voit travailler l’improvisation avec quelques-uns de ses plus vieux complices.

La démarche
The Tragedy of Hamlet
[Français, anglais, lycée.]
Une lecture préalable de la pièce est nécessaire pour que les élèves puissent mieux suivre la pièce en anglais et comprendre le travail d’adaptation.
Le travail d’adaptation de Peter Brook
Demander aux élèves de repérer les coupures effectuées et définir en quoi ces choix participent à la lecture de la pièce proposée par Peter Brook. Souligner ainsi la volonté de resserrer l’action autour d’Hamlet, jeune prince découvrant les perfidies du monde.
Mettre l’accent sur quelques passages. La tirade d’Hamlet placée en prologue : en quoi constitue-t-elle une problématique intéressante ? L’absence des premières apparitions du spectre donne ainsi une place particulière au surnaturel. En quoi ce parti pris est-il signifiant ? Quel aspect du spectre est ainsi mis en valeur (importance du père et de la vengeance) ?
La place accordée à la représentation théâtrale est réduite : quelle fonction assure-t-elle dans l’action dramatique ? Le théâtre dans le théâtre auquel Shakespeare accordait pourtant une place importante est limité, mais le jeu parcourt la pièce sous des formes différentes : le simulacre de la folie, les faux-semblants, le mensonge. On pourra construire un axe de réflexion autour du personnage d’Hamlet : quand simule-t-il la folie ? avec qui ? pourquoi ? quand est-il sincère ? Étudier sa relation avec Ophélia.
Une représentation internationale
La distribution. Quel enrichissement apporte à la tragédie les origines internationales et multiculturelles des acteurs ? Ces choix renforcent le caractère universel des questions posées par la tragédie : la noirceur du monde livré à l’hypocrisie, aux faux-semblants, la vengeance, l’honneur, le meurtre du père, autant de sujets qui plongent le jeune Hamlet dans un désarroi douloureux et tragique. Elseneur doré se teinte de rouge et de noir pour révéler la pourriture du monde qui s’allie au crime.
La musique. Repérer les actions, les scènes où elle est présente. Faire souligner aux élèves le nom du directeur musical. En quoi la musique éclaire-t-elle le texte? Prendre comme exemple la tirade du spectre où les percussions accentuent et rythment la violence des vers.
Les costumes. Peter Brook accorde une place importante aux costumes pour leurs significations symboliques. À quels types de vêtements pense-t-on ? Sont-ils datables historiquement ? Que cherche à dire Brook de cette manière ? En quoi peuvent-ils illustrer la fonction et l’état d’esprit des personnages ? Souligner les contrastes et la symbolique des couleurs.
Le décor. Un espace vide où règnent les couleurs. Souligner que le théâtre est ici utilisé comme espace scénique à part entière. Les plans d’ensemble au début et à la fin mettent en valeur un tapis rouge qui rappelle l’Inde et sur lequel sont déposées quelques lampes. L’absence de décor traditionnel renoue avec le théâtre élisabéthain qui se jouait aussi dans un espace vide. Ici les couleurs constituent le décor et une recherche esthétique essentielle.
Quand le théâtre rencontre le cinéma
Cette adaptation relève du théâtre par son objet, mais la technique de l’image appartient au cinéma. Ce sera ici l’occasion de faire réfléchir les élèves sur la différence entre le regard du spectateur au théâtre qui voit l’ensemble du plateau et celui du spectateur au cinéma qui dépend des choix opérés par le cinéaste.
Peter Brook privilégie les gros plans et les plans rapprochés et sa caméra suit le visage des comédiens pour traquer la moindre émotion. La performance d’Adrian Lester est remarquable de finesse et Peter Brook peut ainsi saisir l’instant fugace d’une larme, le poing fermé par la détermination, le tressaillement du corps qui contient tout le désir violent du meurtre ou les changements rapides nécessités par le jeu incessant de la folie. La caméra suit la parole pour l’unir au langage du corps.
Les plans d’ensemble restituant la vision de l’espace scénique ne sont utilisés que dans les moments importants pour l’action dramatique et ils sont aussi l’occasion d’une composition esthétique élaborée. La scène réunissant Hamlet et le roi Claudius à genoux est un exemple parfait du talent de Peter Brook.
Souligner l’arrivée furtive d’Hamlet se confondant presque avec la pénombre, puis la place et les attitudes du roi à genoux en prière avec, dressé derrière lui, Hamlet menaçant. Leurs ombres confondues sur le mur en arrière-plan deviennent alors métaphore spectrale de la vengeance royale qui instaure l’espace tragique. Ici, la création du metteur en scène unit l’essence de la tragédie dans une esthétique théâtrale, cinématographique et picturale par le jeu des couleurs.
Cette scène mérite un travail particulier car elle offre une synthèse des différentes lectures de l’image que nous pouvons effectuer avec les élèves, outre que le vocabulaire de l’analyse filmique peut être réutilisé.

Brook par Brook, portrait intime
[Français, tous niveaux.]
Ce documentaire peut également être visionné lors d’un itinéraire de découverte sur le corps et la parole, en français et en éducation physique et sportive, ou sur l’élaboration d’un décor de théâtre, en arts plastiques et en français.
Le théâtre, entre révélation et transformation de la vie
Observer le travail de l’acteur lors d’une séquence sur les répétitions ou la manière dont Peter Brook cherche à libérer l’acteur pour lui redonner une immédiateté par rapport au jeu ; les répétitions et les exercices d’improvisation auxquels nous assistons donnent l’impression de pénétrer dans un espace sacré et pourtant tellement connu (l’improvisation à partir d’un bol rempli d’un liquide précieux entre autres).
Orienter la réflexion sur l’acte théâtral, acte à la fois lointain et infiniment proche du quotidien (une chaussure peut se transformer en téléphone si l’on veut).
Retrouver le lien avec le théâtre en ce sens où ce dernier est avant tout une expérience humaine, parole du corps et moyen d’expression non verbale (mon corps m’exprime peut-être plus et mieux que ma parole, mon corps peut être un moyen d’expression et me libérer…).
Faire percevoir l’espace théâtral comme un lieu de passage vers « le monde brut » mais aussi comme un moyen d’imaginer le monde ; des lieux occupés lors des expériences de Brook dans son théâtre itinérant jusqu’aux Bouffes du Nord, tout témoigne de la nécessité de ne pas faire théâtral mais simplement et essentiellement humain.
Définir le rôle du décor et son nécessaire dépouillement afin de laisser le spectateur dans l’absolue nécessité de ne percevoir que l’essentiel.
Faire travailler l’imagination dans ce qu’elle a d’immédiatement sensible.
Amener finalement à une lecture des pièces de Shakespeare en envisageant différents angles de lecture tels le langage des corps, la mise en espace, la double énonciation et la brutalité de l’homme.

Le document
Oubliez Shakespeare
Que peut-on dire à un jeune comédien qui s’essaie à un de ces grands rôles ? Oubliez Shakespeare. Oubliez qu’il y a jamais eu un homme de ce nom. Oubliez que ces pièces ont un auteur. Pensez seulement que votre responsabilité en tant que comédien est de donner la vie à des êtres humains. Alors imaginez uniquement – comme un truc utile – que le personnage que vous êtes en train de travailler a vraiment existé, imaginez que quelqu’un l’a suivi partout en secret avec un magnétophone, de telle sorte que les mots qu’ils disaient soient vraiment les siens. Qu’est-ce que cela changerait ?
Les conséquences d’une telle attitude peuvent aller très loin.
D’abord, toutes les tentatives de penser qu’Hamlet est « comme moi » sont anéanties. Hamlet n’est pas « comme moi », il n’est pas comme tout le monde, parce qu’il est unique. Pour le prouver, faites une improvisation de n’importe quelle scène de la pièce. Écoutez attentivement votre propre texte improvisé : il peut être très intéressant, mais mot par mot, phrase par phrase, est-ce qu’il a la même force que le discours d’Hamlet ? Vous allez devoir admettre que ce n’est pas vraisemblable. Et il est absolument ridicule d’imaginer que quelqu’un puisse – échangeant Ophélie contre la fille qu’il aime ou Gertrude contre sa propre mère -, situation pour situation, s’exprimer avec l’intensité d’Hamlet, avec son vocabulaire, son humour, sa richesse de pensée. Conclusion : dans l’histoire, un homme comme Hamlet a existé, a vécu, respiré et parlé une seule fois. Et nous l’avons enregistré ! Cet enregistrement est la preuve que ces mots ont vraiment été dits. Ainsi convaincus, nous vient un vif désir de connaître cette personne exceptionnelle. […]
Cela ne nous conduit ni à la négligence, ni à un moindre souci pour le détail sensible du vers. Au contraire, chaque syllabe prend une nouvelle importance, chaque nouvelle lettre peut devenir un clou essentiel dans la reconstruction d’un cerveau d’une complexité énorme. Nous ne pouvons pas continuer à toujours commencer par une idée, un concept ou une théorie sur le personnage. Il n’y a pas de raccourci. Toute la pièce devient une grande mosaïque et nous nous rapprochons de la musique, du rythme, de l’étrangeté des images, des allitérations, même des rimes, avec la surprise et la modestie de la découverte, parce qu’ils sont bien des expressions nécessaires de créatures humaines hors du commun. […]
Ce n’est qu’en oubliant Shakespeare que nous pouvons commencer à le trouver.
Peter Brook, Avec Shakespeare,
Actes Sud/Conservatoire national d’art dramatique,
coll. « Apprendre », 1999.

La bibliothèque
SHAKESPEARE William, Tragédies, 2 vol. Laffont, coll. « Bouquins », édition bilingue, 2000.
SHAKESPEARE William, Hamlet, Aubier, coll. « Domaine anglais », édition bilingue, traduction d’André Lorant, 1988. Une édition qui comprend une introduction intéressante et des notes abondantes.
SHAKESPEARE William, Hamlet, Gallimard, coll. « Folio classique », traduction d’Yves Bonnefoy, 1978.
BROOK Peter, L’Espace vide : écrits sur le théâtre, Seuil, coll. « Pierres vives », 1977. Des réflexions très intéressantes sur le théâtre et le travail du metteur en scène.
BROOK Peter, Avec Shakespeare, Actes Sud/Conservatoire national d’art dramatique, coll. « Apprendre », 1999.
ARTAUD Antonin, Le Théâtre et son Double, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.
« Shakespeare », Magazine Littéraire, n° 393, décembre 2000. Un numéro très riche abordant les problèmes de traduction, le théâtre et Shakespeare au cinéma.
Le Roi Lear, film de Peter Brook, 1969. Brigitte Coutin (pour The Tragedy of Hamlet), et Bénédicte Bonnet (pour Brook par Brook, portrait intime), professeurs de lettres modernes.
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Rencontre au sommet

Rencontre au sommet autour d’Hamlet qui peut être un Noir et une femme.
© L’Humanité, décembre 2000. La chronique Théâtrale de Jean-Pierre Léonardini

William Butler Yeats, grand poète d’Irlande qui s’éteignit en 1939 à Roquebrune (Alpes-Maritimes), eut un jour l’idée de ce vers : « On sait que Hamlet et le roi Lear sont gais/ La gaieté transfigure tout cet effroi. « Cette gaieté tragique de Shakespeare, nous la voyons à l’ouvre, sur des modes divers, dans deux visions de Hamlet que le hasard et le festival d’Automne ont fomenté de concert. Il s’agit de travaux de maîtres, l’Anglais Peter Brook et l’Allemand Peter Zadek. Avec The Tragedy of Hamlet (1), adaptée et mise en scène par Brook dans la langue de Shakespeare, nous retrouvons la simplicité d’allure et l’économie stricte dont le mage des Bouffes du Nord a fait ses vertus cardinales. Réduite à l’essentiel, purgée de scènes adventices, la fable est cantonnée dans son noyau dur ; la révolte du jeune homme à jamais blessé en son âme par le crime de son oncle, assassin de son propre frère et qui partage la couronne et la couche d’une mère sinon aveugle, du moins consentante. Ce dol d’ordre privé, bien que dans la sphère du pouvoir royal, Hamlet va l’étendre à l’échelle cosmique, jusqu’aux étoiles en somme. Brook n’a besoin que de huit interprètes tenant plusieurs partitions. Cela se joue sur un tapis carré orange, sans aucun meuble ou accessoire superflu ; trois coussins jetés à la hâte font la tombe du pauvre Yorick et le duel final a lieu avec de minces tiges en guise d’épées. Un art de l’essentiel, basé sur la philosophie du « Il faut et il suffit «.
Adrian Lester du concret à l’abstrait
Le luxe suprême, nous l’avons en la personne de l’acteur Adrian Lester dans le rôle-titre. Au cour d’une distribution métisse, internationale (Ophélie, par exemple, Shantala Shivalingappa, est indienne), il est le diamant noir en qui se réfractent les autres à l’infini. Souple athlète, il passe du concret à l’abstrait à la vitesse de l’éclair, rugit, câline, montre les dents, subjugue sans forfanterie, témoignant ainsi d’une maturité de pensée digne de foi. Son jeu, d’emblée physique, viril, est pourtant mentalement construit avec superbe. Il cultive sans cesse l’auto-ironie du personnage et touche au sublime d’un claquement de doigts. Il n’est pas indifférent que la relève shakespearienne soit assurée aujourd’hui par un Noir. Ça parle quant au mouvement du monde. Brook donne à la pièce un mouvement de premier jet dans l’épure, avec quelque chose de zen dans le déploiement des figures, que soulignent par endroits les sons fluides, émis côté cour, par le musicien Toshi Tsuchitori. Une telle conception éclaire l’énigme de l’ouvre, ne l’épuise pas, la laisse ouverte, comme suspendue dans l’espace à l’instar d’un papier découpé de Matisse. Seul un vieil artiste de cette envergure peut retrouver l’enfance de l’art.
Pas de différence entre l’homme et la femme
Pour Peter Zadek (2), « Hamlet ne peut être qu’une femme «. Il entend le prouver avec le concours d’Angela Winkler, comédienne émérite familière des univers de Peter Stein, Klaus-Michaël Grüber, Peter Handke, Volker Schlöndorf… À l’inverse de Brook, Zadek ne se prive d’aucune péripétie, n’élague rien, parie sur la totalité. Les costumes (Lucie Bates) évoquent les années cinquante et au-delà. Au milieu de la scène, un conteneur en métal, monté sur roues, permet de modifier l’aire et de raffiner sur les entrées et sorties. Un grotesque certain – confinant à l’obscène – est à la barre pour tous, excepté pour Hamlet, qui lui (elle) prend tout au sérieux. J’avoue ma réticence avant l’entracte. Placé au premier rang, à deux mètres parfois de l’interprète principale, j’avais du mal à voir dans cette manière de petite fille rageuse, tapant du pied, vêtue de noir suivant la tradition, plus page de cour que prince prompt à tirer la lame, le héros que Brook recrée de façon irréfutable. Je reste vieux jeu, me rappelant ce paradoxe de Lacan : « Il n’y aucune différence entre l’homme et la femme, sauf le sexe. « Chemin faisant, mes réticences sont peu à peu tombées, tant Angela Winkler fait montre de science sensible dans la construction et l’évolution du personnage ; vaillant petit soldat tendu comme un arc, avec des foucades, des emportements, des coups de tête qui pallient justement ce qu’elle n’est pas, comment dire ? en son être biologique. Avec elle, Hamlet devient un penseur sombre révulsé par l’hédonisme ambiant et les putrides accommodements de la politique, un cafard écorché vif courant sur les plinthes de l’Histoire, un terroriste suicidaire enfin. Même si cela reste du domaine de l’exploit, on ne peut qu’applaudir un parti pris aussi radical, d’autant qu’il est autour d’elle des acteurs sacrément à la redresse (Otto Sander, Eva Mattes, Paulus Manker, Uwe Bohm, Annett Renneberg…).
Lou Reed passe Edgar Poe au hachoir
Robert Wilson, tiens, a monté un jour Hamlet, qu’il jouait tout seul. Ce fut inoubliable. À présent, avec Lou Reed, il propose POEtry (3), titre en forme de jeu de mots sur Edgar Poe, sa vie, son ouvre. Poe, en France, grâce à Baudelaire puis Mallarmé, fait un peu partie de la famille. Le spectacle le montre à différents âges de sa vie, entouré de ses femmes imaginaires dont Annabel Lee et Ligeia. Des tableaux évoquent la Chute de la maison Usher, le Corbeau, le Puits et le Pendule… Des intermèdes chantés à la façon des « minstrel’s shows « interviennent à point nommé. Une fois posé le principe que Wilson a du génie, on peut admettre que cette fois il ne s’élève pas au-delà de son ingéniosité, qui est grande. Certes, quelques riches images imprégneront notre mémoire. Mais la musique de Lou Reed, binaire par essence, passe au hachoir l’acte métaphorique tant attendu.
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Peter Brook. L’essence d’«Hamlet».

© Libération, 30 nov. 2000. Par Jean-Pierre Thibaudat.
Peter Brook raconte: «Un soir, à la fin du spectacle, je regardais le décor de l’Homme qui (prenait sa femme pour un chapeau). Je voyais cette plate-forme avec quatre chaises et une table qui ne racontaient absolument rien. C’était simplement un lieu théâtral. Et je me suis dit, je ne sais pas pourquoi: mais c’est tout ce qu’il faut pour Hamlet.» Read more

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Peter Brook. L’essence d’«Hamlet»

©Libération, 30 nov. 2000 –  par Jean-Pierre Thibaudat

Peter Brook raconte: «Un soir, à la fin du spectacle, je regardais le décor de l’Homme qui (prenait sa femme pour un chapeau). Je voyais cette plate-forme avec quatre chaises et une table qui ne racontaient absolument rien. C’était simplement un lieu théâtral. Et je me suis dit, je ne sais pas pourquoi: mais c’est tout ce qu’il faut pour Hamlet.»

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Rencontre avec un homme remarquable

Par Nicolas Roméas © www.lespetitsruisseaux.com

Peter Brook nous a fait l’amitié, en compagnie de Marie-Hélène Estienne, adaptatrice des trois spectacles sud-africains qui se jouent actuellement au Théâtre des Bouffes du Nord(1), de converser avec nous sur des thèmes essentiels: Comment et où faire du théâtre en dehors des cadres rigides qui en tuent la vitalité ?

Cassandre : Vous avez réussi, aux Bouffes du Nord, à faire abstraction des murs pour retrouver cette sensation de ce que vous appelez «holy theatre»(2), c’est-à-dire un lieu à la fois hors des cadres temporels et de l’espace précis où il est circonscrit, et en même temps suffisamment central pour que les questions se posent de façon intime à chacun. On ressent quelque chose de très particulier lorsqu’on entre aux Bouffes du Nord. C’est un théâtre, non une «friche» ou un lieu désaffecté dans lequel on ferait du théâtre, et pourtant ce subtil décalage y existe…
Peter Brook : Il y a un immense secret, caché dans l’un des mots les plus simples qui soient; «relation». Tout est question de relation, entre une chose et autre, entre deux personnes… S’il n’y a pas de relation, la vie n’est pas là, s’il y a une relation, c’est vivant. Malheureusement, lorsque les structures sociales deviennent non seulement sclérosées, mais fixes, la relation humaine est remplacée par d’autres types de relations.
Lorsqu’on demande à un architecte de construire un théâtre, ce qu’on attend de lui, c’est un bâtiment où soient possibles les relations qui font la vie d’un théâtre. Celle qui passe par l’accès du public, sa sortie, la relation entre le tarif et la quantité de public, la relation de visibilité, la relation au confort – entre fesses et surface… Lorsque vous allez dans un théâtre, n’importe où, vous devez assumer des milliers de relations, déjà inscrites dans le lieu, mais la relation humaine y est rarement la priorité. Souvent, on y va pour l’événement, en dépit du manque de relation humaine.
La découverte des Bouffes du Nord n’a pas été due au hasard: c’était la suite des trois ans d’exploration, en Afrique et ailleurs, avec le Centre International de Créations Théâtrale. Nous avons d’abord fait des centaines d’improvisations dans des lieux de la région parisienne qui n’avaient jamais été utilisés pour des spectacles. Dans des foyers pour immigrés, des écoles, avec des handicapés, dans des hôpitaux, des prisons. L’expérience consistait à aller dans un lieu ingrat et essayer de comprendre quelle est la condition fondamentale pour transformer un lieu qui n’est pas conçu pour le spectacle…
Nous agissions de façon pragmatique. Nous regardions l’endroit, et nous disions: «Ah, il y a des chaises… elles sont horribles… Cette salle des fêtes est abominable! Essayons de disposer les places différemment, mettons un petit tapis, des coussins par terre.»
Puis nous sommes allés en Afrique et nous avons constaté que, n’importe où, on pouvait mettre un tapis et avoir des gens assis autour. La condition fondamentale était de commencer par la relation humaine qui crée un lieu immédiat, d’emblée. Après ces trois ans d’expérimentation et de voyage, il nous fallait une base professionnelle pour accueillir les gens. Nous avons trouvé les Bouffes du Nord, à l’abandon. J’ai vu ce théâtre en ruine, des ruines qui nous parlaient… Tout était cassé, mais on s’est dit qu’on pouvait arranger ça, qu’on n’avait pas besoin des structures habituelles, d’un accueil compliqué, qu’on pouvait aller directement de la rue au café et du café à la salle. C’est une sorte de théâtre de boulevard de banlieue, construit comme une mosquée. C’est un principe d’architecture qu’on ne trouve nulle part ailleurs, ce demi-cercle. Nous avons pensé que là, nous avions l’essentiel… Nous n’avons presque rien changé. Nous avons rempli certains trous et refait le toit, pour la pluie… L’objectif était de rendre possible une relation humaine. C’est la question numéro un.
Que pensez-vous du large mouvement qui commence à frémir dans notre pays, celui d’un retour du théâtre itinérant, d’une attention nouvelle portée à des expériences qui aujourd’hui s’appellent, par exemple, Théâtre de l’Autre, des gens qui vont travailler dans les hôpitaux psychiatriques, les prisons, etc., pour y être utiles et retrouver la vitalité, la nécessité du théâtre?
Pour faire du théâtre, on doit accueillir la contradiction. C’est la base de toute bonne pièce. Il y a quelqu’un qui dit «oui» et quelqu’un qui dit «non». En tant que spectateur, on est dans une situation inédite: on est avec les deux. On peut trouver la même vérité dans la négation de ce qui vient d’être affirmé. Pour cette raison, on ne peut être dogmatique sur le théâtre. Au moment où l’on dit: «Les institutions actuelles, les structures ont un sens», il faut que quelqu’un dise: «Mais c’est de la merde, c’est pas vrai!» Et au moment où quelqu’un dit: «Tout ça, c’est de la merde!», il faut se dresser et dire: «Non, tout n’est pas de la merde.» En Angleterre, les meilleurs acteurs, mes amis Laurence Olivier, Guiness, John Gielgud, jouaient souvent une pièce comique grand public au lendemain d’une pièce difficile… C’est la vie d’un théâtre toujours en mouvement. Ce qui compte c’est la qualité, la vitalité des événements. Il y a un critère qu’on ne peut définir mais qu’on peut sentir: «Est-ce que la vie y est, ou pas?» Le théâtre, il faut le goûter avec la langue. Si, dans l’événement même, la vie est là pour ceux qui le font et ceux qui le regardent, à ce moment-là, c’est du théâtre. Il ne suffit pas que la théorie soit impeccable. Comme durant ces années où, pour des raisons politiques, on montait des pièces de Brecht dans une communauté qui n’en voulait pas – sa nécessité était défendable en théorie, mais c’était monté d’une manière aride, la vie n’y était pas. C’était «indéfendable» à côté de la pièce comique la plus idiote, mais qui était totalement vivante.
Il faut toujours chercher la contradiction. Juste avant les années 60, je disais qu’il fallait: «que le théâtre soit expérimental, et qu’il fallait accepter le risque d’avoir des théâtres vides. Je disais: «il faut traverser ça pour avancer. Il faut subventionner des expériences audacieuses et exigeantes». Mais, quand on dit ça, on dit aussi le contraire: le théâtre sain et vivant est un théâtre où va un public qui se bat pour le voir. Et les deux vont ensemble. Il fallait attaquer le fait que la réussite, commerciale – comme à la télé – est ce que l’on met en avant, et que beaucoup de gens sont prêts à aider le jeune théâtre, à la condition que l’»audimat» soit favorable. Il faut tout faire pour soutenir ceux qui ont un public et accepter toutes les expériences qui ont une vraie exigence, même si elles échouent. Les deux doivent coexister. Le critère, finalement, c’est la qualité de vie qui traverse ça. C’est pourquoi il faut créer des bâtiments et les détruire, tout le temps.
Vous avez écrit sur un théâtre «fait pour et par une communauté». Nous en avons un exemple avec l’actuelle programmation sud-africaine des Bouffes du Nord. Cette préoccupation appliquée à notre civilisation, à nos sociétés modernes, se trouve souvent en porte à faux…
Les sociétés traditionnelles, où existait cette relation, sont des modèles et des exemples extraordinaires. Mais, dans notre société urbaine, nous savons que la communauté est ce drôle de mélange de gens qui, par hasard, passent la porte du théâtre et se trouvent assis là… C’est une communauté aléatoire établie par les présences de ces gens à ce moment précis.
J’ai essayé, dans les années 60, de cultiver un certain public. Mais, dans une grande ville, il faut accepter tous ceux qui viennent à la porte et, plus les prix sont bas, plus les publics sont mélangés. Si on accepte cela, on voit que le rôle de tous ceux qui jouent est de trouver dans l’immédiat – c’est pour ça que ça commence avec le bâtiment, l’accueil, etc. – les meilleures conditions pour que, pendant le spectacle, une possibilité soit créée.
Pour qu’on s’intéresse à une histoire, il faut qu’elle soit spécifique, on ne peut pas raconter des histoires vagues. «Il y avait un bonhomme n’importe où qui faisait n’importe quoi»: personne ne demande la suite. Ce qui donne de l’intérêt à quelque chose, c’est que ce soit à la fois inattendu, donc très lointain, et qu’en nous touchant, cela devienne proche.
Nous ne connaissions pas l’Afrique du Sud. C’était une aventure, c’était loin. C’était plus excitant que d’aller à Bobigny. Une fois là, à l’intérieur de ce qui n’était pas familier, ça nous est devenu de plus en plus proche. Les éléments qui nous touchent sont des éléments qui ne sont pas familiers; ça a une autre forme, un autre parfum, une autre silhouette, et au moment où le goût est touché par la langue, ça devient tout à fait familier. C’est ce qu’on trouve par exemple avec Le Costume.
La démarche serait de créer une forme de théâtre qui ait la force du rituel archaïque, tout en étant destinée à tout le monde…
Il n’y a pas d’a priori, les gens sont tels qu’ils sont. Si on fait un petit débat avant: «Y-a-t-il, parmi vous, des chrétiens, des bouddhistes, des athées, etc.?» on ne trouvera rien. Il faut une action suffisamment efficace, partagée par les acteurs, pour que, peu à peu, à l’intérieur du spectacle, tous ces gens soient ramenés à un point où, subitement, pour une seconde, ils s’ouvrent comme une vraie communauté. La seule chose qui compte dans le théâtre européen, c’est la relation humaine. C’est ainsi qu’on traverse les barrières. On peut faire une ou deux actions pour essayer de tomber certaines barrières, mais elles se dressent à nouveau. Toute action où des cloisons sont montrées comme étant des éléments anti-vie, anti-humains, est saine. Le théâtre existe pour rendre ça possible, par exemple être ensemble avec des handicapés et reconnaître que ce sont des êtres humains à part entière.
Marie-Hélène Estienne : Je suis frappée par le côté lointain, apparemment infranchissable de l’apartheid, de tout ce qu’on raconte là-bas, de la politique. C’est tout à fait franchissable. C’est une vraie découverte de découvrir que ce qu’un croit très différent n’est pas différent: on peut partager ça. À travers la souffrance, ou parfois, le bonheur. Mais la clé, c’est une certaine douleur – qu’on connaît ici très bien.
Peter Brook : Ceux qu’on appelle «eux», c’est nous.
Dans cette programmation sud-africaine, quel est le lien avec votre attirance pour l’Afrique, pour ce qui y subsiste d’un sens partagé par le groupe?
Depuis le début de notre Centre, nous travaillons ensemble avec des gens de cultures,d’attitudes, de religions, de backgrounds, d’horizons différents. Le point commun avec l’Afrique c’est cette immense richesse traditionnelle. Malgré toutes les différences, c’est un continent traditionnel, et les traditions nourrissent encore toutes sortes de choses. Nous avons joué Le Costume à Johannesburg. Sotigui Kouyaté dit qu’en Afrique, partout où il va, malgré les formes urbaines de la fin du XXème siècle, la tradition n’est pas complètement perdue, dans la générosité des gens, leur manière d’être, dans la musique.
Marie-Hélène Estienne : Nous avons fait un «workshop» là-bas, avec de jeunes metteurs en scène. Chaque fois qu’ils donnaient des références à leur propre personne, ils citaient leur grand-père, leur grand-mère, surtout… Il y a une vraie tradition orale qui n’est pas du tout détruite. Ils ont tellement d’ethnies différentes, c’est très riche. Et ce qui m’a le plus surpris c’est que leur tradition, c’est Grotowski. Ils avaient tout lu, mieux que nous. Ils ont reçu, sous le manteau, les livres de Grotowski, de Stanislavski, et de Peter. Ce sont parfois trois lignes qui permettent de faire du théâtre.
Peter Brook : La leçon de Grotowski : l’instrument unique, c’est le corps. S’il y a cette qualité, ce théâtre total qui est le corps, alors peu importe où, on n’a pas besoin de lumière, de costumes, de scène.
Le théâtre véhicule certaines valeurs et disciplines qui ne se transportent plus beaucoup en dehors de lui. On peut être appelé par ces valeurs en dehors d’un contexte professionnel…
Le vrai but pour tous ceux qui font du théâtre, c’est de tenter de faire continuellement le lien dans les deux sens entre la vie et l’intérieur du bâtiment où ils travaillent. La tragédie du théâtre pendant plusieurs siècles a été cette séparation absolue entre scène et public. Le résultat est que, lorsque l’acteur rentre chez lui, même s’il a joué le rôle le plus riche, il n’en garde en lui aucune trace et, vingt ans plus tard, ce qu’il amène au théâtre n’a pas été nourri par ses expériences.
Prenez John Kani et Winston Nsthona, les deux merveilleux acteurs sud-africains de The Island; ils pourraient accréditer la légende que les Noirs sont doués pour le jeu, parce qu’ils ont une ouverture naturelle, ils ont des corps, de l’humour… Mais ce sont de grands artistes, il ne s’agit pas d’un art naïf, intuitif. Ce sont des êtres merveilleux dans la vie et de très grands acteurs. Ils improvisent comme toute personne dans la rue peut improviser, mais en même temps le don a été cultivé au point qu’ils sont dans la catégorie des grands artistes internationaux. John et Winston sont l’exemple de cette absence de séparation entre les expériences, les souffrances, les luttes, les combats, la tendresse, la compassion, tout ce qu’ils ont dans la vie.
C’est à la fois du «théâtre brut»(2) et du «holy theatre»…
Ça passe directement dans le travail sur scène, mais le fait de jouer ces pièces a fait d’eux des êtres humains plus riches, plus ouverts, et des citoyens plus utile,s grâce à ce travail très difficile. Ils ne sont pas bloqués par la recherche d’une satisfaction personnelle: ils se sentent porte-parole des questions d’une communauté humaine.
Mais quand ce théâtre-là, ce théâtre «militant», même s’il est en même temps «holy», se produit dans son propre pays, c’est tout à fait différent, non?
Marie-Hélène Estienne : Maintenant, cette forme se développe, parce qu’elle a eu du succès, et elle n’est plus aussi valable, hélas.
Peter Brook : Le théâtre Campesino a commencé en Californie lors des grandes grèves des farm-workers, monstrueusement mal traités, exploités dans les fermes. Certains n’osaient pas faire la grève, trop pauvres, trop intimidés, d’autres disaient: «Notre seule espoir, c’est la grève». Dans le syndicat, il y avait des gens très doués pour le jeu, comme en Afrique du Sud, qui sont allés dans les champs et ont fait des improvisations, pour encourager les non-grévistes à rejoindre leurs camarades. Pendant deux ans, ce fut très efficace. Comme les gens étaient très doués, pleins de talent, d’énergie, d’humour, ils sont devenus une troupe permanente, qui faisait des pièces militantes d’une qualité extraordinaire. Mais comme ils avaient en eux un sang espagnol, mexicain et indien, ils s’ouvraient aussi sur des traditions religieuses, ils faisaient des choses remarquables. Maintenant, le temps passe, et peu à peu c’est devenu une «formule».
Parfois, devant des compagnies ou des équipes artistiques qui font un travail courageux dans des «lieux de difficulté»: prisons, hôpitaux, quartiers difficiles… il m’arrive de dire, pour montrer la valeur de ce travail: «Ce n’est pas très éloigné de la démarche de Peter Brook, dans le fond, il faut voir ça autrement qu’avec l’ancien regard de mépris porté sur le socio-cul». Etes-vous d’accord pour faire le lien?
Bien sûr !
Donc, la difficulté nous aide ?
Et comment !

(2) Termes employés par Peter Brook, dans son ouvrage L’Espace vide, (éd. du Seuil), pour qualifier le théâtre «sacré» et le théâtre «populaire».
(1) Siswe Bansi est mort de Athol Fugard, John Kani, Winston Nshtona, avec Thierry Ashanti et Alex Descas, adapt. Marie-Hélène Estienne, ms Peter Brook. Du 2 mars au 1er avril 2000.

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Le Costume

Don Giovanni

« Hamlet » as Starting Point

« For Peter Brook, Hamlet as starting point » – January 16, 1996 – ©New York Times, by Alan Riding

PARIS, Jan. 15— For Peter Brook, theater is much like an expedition into the unknown; a text may serve as a map but does not define the objective. The director must decide how to use the map and what route to take. Yet even then, only by trial and error, by probing one road and then another, does the destination come into sight Read more

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Peter Brook a fait un long voyage

© Libération – 21 décembre 1995, par Jean-Pierre Thibaudat.
Ni tout à fait pièce, ni seulement spectacle, Qui est là est, au-delà de ces termes ­ et les englobant cependant ­, «une recherche théâtrale de Peter Brook», ainsi qu’indiqué sur le programme distribué à chaque spectateur des Bouffes du Nord. Ce n’est pas la première «recherche théâtrale» de Brook, les Iks, le Mahabharata, L’homme qui l’étaient tout autant, mais jamais ces deux mots n’avaient été si exactement appropriés: car le théâtre est l’objet même de cette «recherche» à travers les voix (et les voies) des grands «pionniers», «visionnaires» et autres «aventuriers» ­ Brook les définit ainsi tour à tour ­ que furent Stanislavski, Meyerhold, Craig, Brecht et Artaud. Des voix que Brook fait entendre en résonance avec celle provenant du miroir sans fin qu’est Hamlet de Shakespeare, «qui est là» sont les trois premiers mots de la pièce, les trois coups frappés à la porte de la représentation. Read more

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The one who got away

© The Independent – UK – Georgina Brown.
The one who got away: Peter Brook – innovator, visionary, outsider – has been based in Paris since 1968. Will we ever win him back?

Theatre’s grandest inquisitor looks as if he has been modelled from pale pink plasticine. At 68, Peter Brook is a little grizzled, his hair patchy white stubble, his eyebrows antennae-like, and there is not the faintest whiff of the theatrical about him; he doesn’t dress in the black- out that is directors’ standard issue and it’s doubtful he knows what luvvie means. Read more

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Olivier Theatre – Interview

5 November 1993, Olivier Theatre  – Introduced by the National’s Executive Director, Genista McIntosh

Genista McIntosh: A lot of years ago, when I was a child, I went to Stratford and saw a production of King Lear which completely changed my sense of what the piece could be. And in a sense it changed my life because it made me see that the theatre was a potential way of life. Some years later I saw a production of A Midsummer Night’s Dream at the Aldwych Theatre, which also changed my life because the following year, going to work for the RSC, my first assignment was to work with the man who directed that production when he re-directed it for a world tour. I think probably in this audience and many thousands of miles from here on outwards, there are people who in some way would be able to tell you a similar story about how Peter Brook has touched or influenced or affected their lives. It’s a very great privilege to introduce him. Read more

L’Homme qui, 1993

A partir du livre d’Olivier Sacks L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau
Adapté par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
Avec Maurice Benichou, Sotigui Kouyate, Bruce Myers, Yoshi Oïda
Mise en scène Peter Brook
Musique Mahmoud Tabrizi-Zadeh
Lumière Philippe Vialatte
Réalisation des images Jean-Claude Lubtchansky

« Si un homme peut prendre sa femme pour un chapeau, tout est possible. Est-il fou ? Le moment où cette hypothèse est écartée, on se trouve devant un vrai mystère.

Le livre du neurologue Olivier Sacks ouvrait la porte sur un paysage complètement inconnu et il n’est pas du tout surprenant que son ouvrage soit vite devenu un best-seller dans le monde entier, non seulement à cause du titre, mais surtout parce que le lecteur se trouvait intrigué, fasciné et bouleversé par la richesse du matériel qu’il y rencontrait.

Pour Sacks les cas les plus durs et les plus pénibles n’étaient pas des êtres diminués, mais des guerriers qui traversent les gouffres et les abîmes intérieurs avec le même courage et la même détermination que les héros des mythes tragiques.

Pour faire du bon théâtre vivant il faut toujours chercher un terrain qui concerne tout le monde. Aujourd’hui, le cerveau est devenu un thème majeur de réflexion et cela n’est pas surprenant. Quelles que soient les divisions sociales et nationales, nous avons une tête, nous croyons la connaître, nous en avons l’habitude. Mais dès que nous passons à l’intérieur, nous nous trouvons sur une autre planète.

Une phrase de la pièce la Conférence des Oiseaux que nous avons présentée dans le passé aux Bouffes du Nord, nous revient souvent à l’esprit ici, « c’est la vallée de l’étonnement ». Peter Brook

Peter Brook’s Liberties: Fewer With Debussy

© The New York Times – By John Rockwell- November 14, 1992
In 1981 the Paris-based English director Peter Brook won hordes of new admirers — and shook up the staid world of opera — with his « Tragedy of Carmen. » As radically shortened and rearranged by his music director, Marius Constant, this 80-minute « Carmen » compaction sold out for months in Paris, then toured Europe and finally arrived in New York in 1983, playing in both French and later English at the Vivian Beaumont Theater. Read more

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Impressions de Pelléas, 1992

D’après « Pelléas et Mélisande »
De Claude Debussy et Maurice Maeterlinck (Editions Durand)
Mise en scène Peter Brook
Réalisation musicale Marius Constant
Décor et costumes Cloé Obolensky
Lumière J. Kalman
Collaboration artistique Marie-Hélène Estienne
Coproduction Centre International de Créations Théâtrales et Opéra de Paris
Première représentation, le 13 novembre 1992
Du 13 novembre 1992 au 23 janvier 1993, Bouffes du Nord

Durée du spectacle : 1h40

Egaré dans une forêt lors d’une partie de chasse, le Prince Golaud découvre une jeune femme terrorisée et en pleurs, Mélisande.
Séduit par sa grande beauté, il la persuade de le suivre, puis de l’épouser.
Quelques mois plus tard, le couple s’installe au château du vieux roi Arkel où résident également Pelléas et Geneviève, la mère de Golaud et de Pelléas…

Interprètes (en alternance)
Pelléas    Jean-François Lapointe, Thomas Randle, Gérard Theruel
Mélisande    Jungwon Park, Kyoko Saito, Ai-Lan Zhu
Golaud    Armand Arapian, Wojciech Drabowicz, Vincent le Texier
Arkel    Jean-Clément Bergeron, Roger Soyer
Geneviève    Bernardette Antoine, Norma Lerer, Sylvia Schlüter
Yniold    Alexandre Abate, Camillo Angarita, Andrès Arbelaes, Clément Ducol

Pianistes
Jeff Cohen, Claude Lavoix, Vincent Leterme, Olivier Reboul

Etudes musicales Irène Altoff, Simone Féjard
Préparation phonétique Muriel Corradini
Préparation dramatique Maurice Bénichou, Yoshi Oida, David Bennet

Directeur technique Jean-Guy Lecat
Assistants à la décoration Pippa Cleator, Ian MacDonald Armstrong

Partition de Marius Constant déposée à la BNF (240 pages). Édition : cop. 1994 Paris Durand

 

 

 

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Peter Brook par Guy Scarpetta

Source : «Le Festival d’Automne de Michel Guy»
Guy Scarpetta. Editions du Regard, Paris, 1992, p. 157-158
©Festival d’Automne à Paris

Qu’est-ce que le théâtre de Peter Brook ? Un art totalement prémédité, ou une somme d’improvisations ? Un sommet de la modernité, ou un recours aux formes les plus archaiques, les plus immémoriales ? Une pratique «zen», où l’intensité procède de l’économie et de la concentration, ou un foisonnement exubérant, élisabéthain ? L’aboutissement d’une quête spirituelle, ou celui d’une incessante attention à la matière, y compris ses formes les plus frustes, les plus élémentaires ? L’incarnation d’une vision unique, ou la somme d’un travail collectif ? Tout cela à la fois, sans doute: et c’est ce qui fait de Brook le créateur le plus immaîtrisable qui soit.
Je ne sais pas pourquoi je l’ai toujours, plus ou moins consciemment, associé à Rabelais. Peut-être parce que le seul entretien que j’aie eu avec lui (c’était à l’occasion de Timon d’Athènes,de Shakespeare, le premier spectacle de lui que le Festival d’Automne ait présenté) se situait (j’ai oublié pourquoi) dans le théâtre que dirigeait Jean-Louis Barrault, et qu’un immense portrait de Rabelais nous surplombait. Mais peut-être, surtout, parce qu’il y avait, à ce moment-là, dans la façon dont il m’avait parlé de Shakespeare, quelque chose qui m’avait fait rêver à ce monde instable, proliférant, où les dogmes et les orthodoxies s’effondrent, et où surgit une émulsion des corps, de la pensée, que rien n’est encore venu canaliser, – le monde de Shakespeare, de Cervantès, de Rabelais, – celui-là même que Brook, aujourd’hui, ne cesse de ressusciter…
Je retrouve ce qu’il m’avait dit, à l’époque:
«L’analyse, au théâtre, n’est pas coupée schématiquement de l’engagement du corps, du sentiment, et c’est cela tout le travail. On cherche quelque chose, on le goûte, on l’essaie, on tente d’en tirer des conclusions. Mais ce ne sont pas deux étapes distinctes. L’analyse cérébrale (cérébrale, pas intellectuelle, car l’intellect n’est qu’un petit coin du cerveau) donne une série de schémas, mais qui entrent dans une matière complexe, et dense… Le pauvre petit cerveau ne peut pas aller très loin, il ne peut foncer dans le tunnel que jusqu’à une certaine distance, et puis il se rend compte qu’il ne sait pas comment faire pour aller en profondeur, et c’est seulement la rechercheorganique de cet instrument étonnant qu’est le comédien qui peut créer plus loin. C’est pour cela que le metteur en scène ne peut pas arriver à des conclusions réelles avant de commencer les répétitions… La qualité de l’étude active est inséparable de la qualité de ce que sont, individuellement et collectivement, les comédiens… Le développement de la compréhension, et celui de l’ouverture, de la sensibilité, de l’imagination de l’acteur, sont inséparables. Et dans un travail collectif, le travail est à chaque instant le reflet de la compréhension collective…»
Je l’écoutais, légèrement ébahi de l’audace tranquille avec laquelle il prononcait ces mots, si radicalement opposés à ce qui dominait, en cette période, le théâtre: l’intellectualisme «brechtien», la tyrannie des «dramaturges»…
Il a continué:
… Si l’on prend le théâtre dans le monde entier, dans toute la richesse de son histoire, on voit que le «théâtre d’auteur» n’est qu’un courant de quelque chose qui a de multiples formes, rituelles, spontanées, etc. Mais l’une des formes les plus riches du théâtre a été la forme populaire, où tout part de l’événement, ou de la réalité d’un groupe de personnes qui se réunissent sur la place publique, et quelque chose commence à se faire. Si l’on prend une vue très large, comprenant le théâtre africain, le théâtre oriental, on peut dire que c’est ça la tradition… Alors que depuis que le théâtre d’auteur a commencé, la présence de l’auteur a immédiatement imposé celle d’un «point de vue «, et finalement l’auteur a imposé son point de vue; et le bon metteur en scène a imposé son point de vue (peut-être contre celui de l’auteur); et le bon comédien a imposé son point de vue (avec ou contre le metteur en scène); et le bon théâtre total, c’était lorsque tout cela allait ensemble. Eh bien, Shakespeare représente un cas presque unique, non pas de «point de vue «, mais du théâtre de l’événement… C’est comme si quelqu’un voyait du théâtre d’improvisation sur les places publiques, puis percevait que ça ne peut pas aller très loin parce qu’ils n’ont pas le matériel suffisant, et tentait de donner à chaque instant aux acteurs des éléments plus intenses, mais sans imposer son «point de vue». Ce n’est plus l’»auteur», on devrait trouver un autre nom…»
Voilà. Et cela, finalement (ces sources populaires réactivées, ce décentrage des points de vue, cette confluence dans une oeuvre d’éléments multiples, carnavalesques, impossibles à unifier sous une seule vision) – ce n’était pas si loin de Rabelais…

Le Mahabharata, film 1989

Mahabharata  | France | 1989 | 318 mn | Couleur
Réalisation : Peter Brook – Texte de Jean-Claude Carrière

Distribution
Robert Langton-Lloyd : Vyasa
Antonin Stahly-Vishwanadan : Boy
Bruce Myers : Ganesha/Krishna
Vittorio Mezzogiorno : Arjuna
Andrzej Seweryn : Yudhishthira
Georges Corraface : Duryodhana
Jean-Paul Denizon : Nakula
Mahmoud Tabrizi-Zadeh : Sahadeva
Mallika Sarabhai : Draupadi
Miriam Goldschmidt : Kunti
Ryszard Cieslak : Dhritharashtra
Hélène Patarot : Gandhari
Myriam Tadesse : La servante de Gandhari
Urs Bihler : Dushassana
Lou Bihler : Karna jeune
Jeffrey Kissoon : Karna
Maurice Bénichou : Kitchaka
Yoshi Oida : Drona
Sotigui Kouyaté : Parashurama / Bishma
Tuncel Kurtiz : Shakuni
Ciarán Hinds : Ashwattaman
Erika Alexander : Madri / Hidimbi
Bakary Sangaré : Le soleil / Rakshasa / Ghatotkatcha
Tapa Sudana : Pandu/Shiva
Akram Khan : Ekalavya
Nolan Hemmings : Abhimanyu
Hapsari Hardjito : La femme d’Abhimanyu
Mas Soegeng : Virata
Yumi Nara : La femme de Virata
Amba Bihler : La fille de Virata
Tamsir Niane : Urvasi
Lutfi Jakfar : Uttara
Gisèle Hogard : La première princess
Julie Romanus : La seconde princesse
Abbi Patricx : Salvi
Mamadou Dioumé : Bhima
Kên Higelin : L’enfant immortel
Corinne Jaber : Amba / Sikhandin
Joseph Kurian : Drishtadyumna
Clément Masdongar : Gazelle
Leela Mayor : Satyavati
Velu Vishwananan : L’ermite

Woza Albert !, 1989

[Woza Albert ! Mise en scène de Peter Brook : photographies / Daniel Cande] - 11

Lève-toi Albert !
De Percy Mtwa, Mbongeni Ngema, Barney Simon
Adaptation française Jean-Claude Carrière
Mise en scène Peter Brook
Assisté de Marie-Hélène Estienne
Conseiller pour le texte Barney Simon
Lumière Jean Kalman
Direction technique Jean-Guy Lecat

Avec Mamadou DIoume, Bakary Sangaré

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Le Mahabharata, théâtre 1985

extrait sur INA.fr (clic)

Création dans le cadre du 39ème Festival d’Avignon. Carrière Callet à Boulbon, le 7 juillet 1985
Mise en scène Peter Brook
Texte  Jean-Claude Carrière
Costumes et éléments scéniques Chloé Obolensky
Eclairages Jean Kalman
Produit par Micheline Rozan

Avec
Ganesha – Krishna   Maurice Bénichou
Dhritarashtra   Ryszard Cieslak
Ekalavya-Uttara-Abhimanyu   Clovis
Dushassana   Georges Corraface
Nakula-Aswhattaman   Jean-Paul Denizon
Kunti   Joséphine Derenne
Bhima  Mamadou Dioume
Yudishsthira    Matthias Habich
Jayadratha-Salva   Andréas Katsulas
Bhishma-Parashurama   Sotigui Kouyate
Ganga-Gandhari-Gudeshna   Mireille Maalouf
Vyasa   Alain Maratrat
Sisupala-Ghatotkatcha-Jeune homme éternel   Clément Masdongar
Arjuna   Vittorio Mezzogiorno
Karna   Bruce Myers
Madri-Hidimbi   Tam Sir Niane
Drona-Kitchaka   Yoshi Oida
Amba-Subhadra-Servante de Gandhari   Pascaline Pointillart
Satyavati-Draupadi   Malika Sarabhai
Roi des pêcheurs-Shakuni-Virata-Sandjaya   Douta Seck
Duryodhana   Andrzej Seweryn
Pandu-Siva-Salya   Tapa Sudana

Musiciens sous la direction de Toshi Tsuchitori
Percussions   Djamchid Chemirani
Ney   Kudsi Erguner
Nagaswaram   Kim Menzer
Kamantche   Mahmoud Tabrizi-Zadeh
Percussions   Toshi Tsuchitori

La tragédie de Carmen, film 1983

La Tragédie de Carmen (3 versions)  | France, Allemagne, Angleterre | 1983  | Couleur
D’après le livret de Prosper Mérimée – Musique Georges Bizet

Réalisation Peter Brook
Scénario Peter Brook, Jean-Claude Carrière, Marius Constant
Orchestration Marius Constant
Producteur Micheline Rozan
Directeur de la photographie Sven Nykvist
Ingénieur du son Georges Prat
Décorateur Jean Forestier
Monteur Barbara Doussot, Violette Marfaing, Marina Michaka

Avec
Hélène Delavault (Carmen dans le premier film)
Zehava Gal (Carmen dans le deuxième film)
Eva Saurova (Carmen dans le troisième film)
Howard Hensel (Don José dans le premier film)
Laurence Dale (Don José dans le deuxième film)
Agnès Holt (Micaëla – Film 1)
Jack Gardner (Escamillo – Film 1)
Véronique Dietschy (Micaëla – Film 2)
Carl-Johan Loa Falkman (Escamillo – Film 2)
Jean-Paul Denizon (Zuniga- Film 1+2+3)
Alain Maratrat (Lillas Pastia – Film 1+2+3)
Tapa Sudana (Garcia – Film 1+2+3)

La Tragédie de Carmen, 1981

Tenor Laurence Dale

De Prosper Mérimée et George Bizet
Livret Meilhac et Halévy
Mise en scène Peter Brook
Direction musicale Marius Constant
Elements scéniques et costumes Chloé Obolensky
Collaboration à la mise en scène Maurice Bénichou
Première représentation, le 6 novembre 1981

En alternance (saison 1981-1982)
Carmen : Hélène Delavault , Zehava Gal, Eva Saurova
Don José : Laurence Dale, Howard Hensel, Julian Pike
Micaëla : Véronique Dietschy, Agnès Holt
Escamillo : Carl-Johan Loa Falkman, John Rath
Zuniga et une vieille gitane : Jean-Paul Denizon
Garcia et Lillas Pastia : Alain Maratrat

La Cerisaie, 1981

De A.P Tchekhov
Mise en scène Peter Brook
Adaptation Jean-Claude Carrière
Musique Marius Constant
Eléments scéniques et costumes Chloé Obolensky
Collaboration à la mise en scène Maurice Bénichou
Conseillère pour la langue russe
Lusia Lavrova
Première représentation
5 mars 1981
Avec Niels Arestrup, Catherine Frot, Claude Evrard, Robert Murzeau, Natasha Parry, Anne Consigny, Michèle Simonnet, Nathalie Nell, Michel Piccoli, Jacques Debary, Maurice Bénichou, Joseph Blatchley, Jean-Paul Denizon

 

« J’ai lu les quatre ou cinq versions de La Cerisaie qui existent en français, et celles plus nombreuses faites en anglais, et le texte original. Etudiant, j’ai appris le russe à Oxford et je le lis encore un peu. J’ai travaillé avec la mère de Natasha Parry ma femme, qui est russe, et avec Jean-Claude Carrière, à une adaptation entièrement nouvelle. On doit régulièrement revenir sur les adaptations. Comme les mises en scène, elles sont toujours un peu marquées par leur époque.

La sensibilité évolue. Il y a eu le moment où on avait besoin d’un texte recréé par un poète. Aujourd’hui c’est vers la fidélité que l’on regarde, dans une démarche qui consiste à ne pas laisser un seul mot dans le flou. Ce parti pris est d’autant plus intéressant avec Tchekhov, que sa qualité essentielle est la précision. Je comparerais sa poésie à ce qui fait la beauté d’un film : une succession d’images naturelles et justes. D’ailleurs Tchekhov cherchait le naturel, il voulait que le jeu des acteurs, la mise en scène soient limpides comme la vie. Mais pour capter son climat, on est tenté de donner un tour littéraire aux phrases, alors qu’en russe, elles sont la simplicité même. L’écriture de Tchekhov, extrêmement concentrée, emploie un minimum de mots, un peu à la manière de Pinter ou de Beckett. Comme chez eux, c’est la construction qui compte, le rythme, cette poésie purement théâtrale du mot juste au moment juste, sur le ton juste. Quelqu’un dit seulement oui d’une manière telle que le oui devient une expression parfaite, il ne peut pas y en avoir d’autre.

A partir du moment où on choisit la fidélité, on veut que le texte français s’ajuste exactement au russe, soit aussi musclé et réaliste. On risque alors de tomber sur d’artificielles approximations. Les équivalences sont possibles pour l’écriture littéraire, en revanche, le langage parlé est inexportable. Avec Jean-Claude Carrière, nous avons essayé de fournir aux acteurs, réplique par réplique, la structure rigoureuse sur laquelle s’appuie l’évolution des pensées. Nous avons respecté jusqu’à la ponctuation.

Shakespeare, lui ne s’en servait pas. Celle que l’on trouve a été apposée par la suite. Ses pièces sont comme des télégrammes, les acteurs doivent composer eux-mêmes les groupe de mots. Chez Tchekhov, au contraire, les points, les virgules, les points de suspension sont d’une importance primordiale, aussi primordiale que « les temps » chez Beckett. Si on ne le observe pas, on perd le rythme de la pièce et ses tensions. Chez Tchekhov, la ponctuation représente une série de messages codés qui transcrivent les relations et sentiments des personnages, les moments où les idées se joignent ou bien suivent leur chemin. La ponctuation permet de saisir ce que cachent les mots.

Tchekhov est un parfait monteur de films. Au lieu de couper pour aller d’une image à l’autre – c’est-à-dire peut-être d’un lieu à un autre – il va d’un sentiment à l’autre juste avant que tout soit exprimé. Au moment où le spectateur risque d’être trop engagé sur un personnage, intervient une situation inattendue, rien n’est stable. Tchekhov montre des individus et une société en perpétuel état de changement, il est le dramaturge du mouvement de la vie, simultanément grave et souriante, drôle et amère, il faut oublier « sa petite musique », la nostalgie slave qui n’existe que dans les boîtes de nuit. Il a dit souvent que ses pièces sont des comédies – c’est le grand thème de ses conflits avec Stanislavski. Il détestait le ton dramatique, la lenteur imposée par le metteur en scène. En conclure qu’il faut jouer La Cerisaie en vaudeville, non. Tchekhov est un observateur minutieux de la comédie humaine. Il est médecin, connaît le sens des comportements et sait en discerner l’essentiel, expose les éléments diagnostiques. Il a de la tendresse, une sympathie attentive, mais aucun sentimentalisme. Est-ce qu’on imagine un médecin versant des larmes sur les souffrances de ses patients ? Ce serait plutôt maladroit. D’un autre côté, on peut imaginer que, même amoureux, il distingue mieux que d’autres les imperfections, les signes de malaise de la personne aimée, ne s’effraie pas, ne s’indigne pas, sait en sourire.

Il y a chez Tchekhov une présence permanente de la mort – il en connaît trop le processus – mais sans rien de négatif ni de malsain comme on le voit dans les carnavals grotesques de certains maîtres flamands. Cette conscience s’équilibre avec le désir de vivre. Ses personnages ont le sens de l’instant, le besoin d’y goûter pleinement. Comme dans les grandes tragédies, on trouve chez lui une balance parfaite mort-vie. Il est mort jeune, après avoir beaucoup voyagé, écrit, aimé, après avoir participé aux projets d’amélioration sociale. Il est mort juste après avoir demandé du champagne, est son cercueil a été transporté dans un wagon marqué « huîtres fraîches »… Cette conscience de la mort et des précieux instants à vivre lui apporte le sens du relatif, c’est-à-dire une distance suffisante pour ne jamais perdre de vue le côté cocasse des drames.

Si on veut ne pas le trahir, il faut faire coïncider ces deux éléments. Si on veut lui être fidèle, à lui qui a inventé le théâtre moderne, il est nécessaire d’inventer. On ne peut pas se servir de ce qui a été fait avant et après lui. Nos rencontres avec des troupes de sourds-muets nous ont beaucoup aidés. Je n’ai jamais vu chez personne d’autre cette sorte d’humour calme, généreux. C’est quelque chose d’absolument unique car ils passent leur vie à observer. Et comme rien ne les distrait, rien ne leur échappe et surtout pas l’absurdité des gestes inutiles.

Chez Tchekhov, chaque personnage suit sa propre existence, aucun ne ressemble à l’autre, notamment dans La Cerisaie, qui du point de vue historique et politique présente un microcosme des tendances de l’époque. Il y a des gens qui annoncent les transformations sociales, ceux qui sont en train de disparaître. Vues de l’extérieur, leurs existences peuvent paraître vides, dérisoires. Mais en eux les désirs restent vivaces. Ils n’en sont pas désabusés, au contraire. A sa manière, chacun recherche une meilleure qualité de lui-même, dans le domaine social et affectif, sans avoir honte de louvoyer, de vivre pleinement les virages de sentiments nuancés. Leur drame, c’est que la société, le monde extérieur les empêchent, les entravent. mais ils ne sont pas destructeurs. La complexité de leurs comportements n’est pas indiquée dans les mots, elle se dégage de la construction en mosaïque d’une infinité de détail.

La seule chose à faire c’est de travailler chaque détail et, à force, quelque chose commence à prendre forme. C’est pourquoi on répète – le mot n’est pas juste – on cherche et on recommence. Il est inconcevable qu’un jour, quelqu’un arrive à la mise en scène définitive. Imagine-t-on une mère mettant au monde le bébé définitif ? Le bébé dispose de neuf mois pour parvenir à une certaine forme. Une fois lancé sur terre, il reçoit les influences de son milieu, de son époque. Et il se développe d’une façon autonome.

De la même manière, on commence la réalisation de cette chose mystérieuse, le texte dramatique écrit, une abstraction à incarner, ici et aujourd’hui, avec un groupe de comédiens qui représentent un certain potentiel. Nous cultivons ce potentiel, et peu à peu nous fabriquons quelque chose qui est le témoignage objectif de la rencontre entre le groupe, un lieu, un texte. Si les gens de théâtre sont sensibles à leur époque et à leurs contemporains, la rencontre avec le public se fera. Le témoignage restera valable pendant la durée des représentations. Le spectacle c’est ça. Il faut recommencer. »
Propos recueillis par Colette Godard pour la revue « Comédie Française » – Février 1981

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Meetings with remarkable men, 1979

Rencontres avec des hommes remarquables | Royaume-Uni | 1979 | 108 mn | Couleur

« On m’a demandé pourquoi j’ai voulu faire ce film. J’ai toujours été très attiré par le thème du chercheur. Face à la disparition aujourd’hui des certitudes dans tous les domaines, l’attitude dynamique de celui qui refuse la séduction des réponses toutes faites et maintient obstinément sa recherche me paraît être la plus convaincante et la moins sujette à caution.

Mais qu’est ce qu’un chercheur?  Qu’est ce qu’une recherche?
« Rencontres… » apporte une réponse vivante à ces deux questions. Il nous apprend comment un jeune homme d’un lointain village de Caucase au début de notre siècle va avoir l’intuition qu’il existe une connaissance de la nature essentielle de l’homme et plus tard il acquerra la conviction que cette connaissance objective devra englober les exigences apparemment contradictoires de la religion et de la science.

Ce qui m’intéressait était de suggérer par l’image quelles impressions particulières avaient pu éveiller chez ce jeune homme une telle détermination, et mettre en évidence les qualités qui lui seraient nécessaires pour maintenir cette quête toujours vivante.

En adaptant le livre à l’écran je me trouvais devant un problème que je connais bien. Le cinéma a du mal à suggérer. Il affirme et a la plus grande difficulté à faire apparaître une autre image que celle saisie avec une telle exactitude par la photographie.

Comment montrer une action en surface et en même temps rendre palpable ce qui est derrière ?
Au théâtre, les moyens sont là : La poésie, le chant, la danse, l’acte même de sauter en l’air ou de faire une pirouette, suffisent souvent pour rendre lisible un sentiment caché. Avec la caméra le défi est beaucoup plus grand. Filmer ce qui ne peut être vu frise l’impossible. Pourtant des moyens subtils existent. Les mouvements d’appareil, la couleur, le son, le montage et surtout le rythme sont de bons alliés qui tendent des pièges à la réalité banale.

Tout mon travail, que ce soit au cinéma ou au théâtre, tourne toujours autour d’un seul et même impératif : rendre le visible plus transparent pour que l’invisible apparaisse.

Ce n’est pas le hasard qui nous avait amenés  à choisir l’Afghanistan comme lieu de tournage pour ce film. Dans ce pays intense et isolé, les visages comme les rochers témoignaient encore d’une spiritualité naturelle que les conflits d’aujourd’hui n’avaient pas encore dégradée.

Une difficulté inattendue, quoique liée au même problème, se présenta pour le choix des acteurs. Comment attendre d’un acteur une qualité d’expérience intérieure qu’il n’a jamais connue, et dont il ignore la possibilité en lui-même. Devant une telle demande, comment éviter le mensonge, ou l’artifice ? En fait tout va dépendre de la sensibilité de l’acteur : si elle est appelée d’une certaine manière, son intuition peut l’aider à atteindre des niveaux en lui-même qu’il est incapable de retrouver dans des circonstances ordinaires. Ce que le sage recherche au prix de grandes difficultés pendant de longues années, va être accordé un instant à l’acteur après une  préparation relativement courte. Le prix qu’il paie ne se marchande pas : l’ouverture réalisée grâce à son art ne durera que l’espace de la scène jouée. L’état disparaît et la porte se referme, mais la caméra était là. Le moment a été capté et l’image devient alors le témoin fidèle d’un instant de vérité totalement vécu.

Ainsi l’inconnaissable peut illuminer le connu et le jeu devenir le réflecteur de l’invisible.

Nous avons aussi cherché à traduire sur pellicule le style du conteur oriental qui est celui de Gurdjieff et qui, s’appuyant sur des faits réels, des événements, ou des coïncidences extraordinaires, parvient à susciter une autre image de la réalité. A la fin du film, au terme de ses nombreux voyages, Gurdjieff semble sur le point de trouver des réponses à l’objet de sa quête. Tout le monde veut connaître de telles réponses mais il est clair qu’il ne s’agit pas de formules philosophiques. La réponse ne peut venir que dans l’expérience directe telle qu’elle est appelée tout le long de ce récit.

Nous avons pu montrer pour la première fois, grâce à la collaboration de Jeanne de Salzmann qui avait travaillé de longues années auprès de Gurdjieff, certaines de ces étonnantes « Danses Sacrées ». A l’intérieur de la fiction, ce document authentique permet au spectateur de recevoir l’impression directe d’un témoignage vivant.

Et celui qui partagera cette aventure extraordinaire aura la possibilité, peut-être, de ressentir à travers ces images la nature même de la force qui anime le vrai chercheur.» Peter Brook

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Réalisation : Peter Brook
Screenplay : Peter Brook, Jeanne de Salzmann
Musique : Laurence Rosenthal
Producteur : Stuart Lyons

Distribution
Dragan Maksimovic   G.I. Gurdjieff
Athol Fugard   Professor Skridlov
Warren Mitchell   Gurdjieff’s Father
Natasha Parry   Vitvitskaia
Colin Blakely  Tamil
Terence Stamp   Prince Lubovedsky
Grégoire Aslan   Armenian Priest / Le prêtre arménien
Martin Benson   Dr. Ivanov
Mikica Dimitrijevic   Young Gurdjieff
Kudsi Ergüner
Cimenli Fahrettin
Tom Fleming    Father Giovanni
Marius Goring
Nigel Greaves
Constantine Gregory   Captain
Malcolm Hayes   Teacher
Paul Henley
Ian Hogg   Monk
Mitchell Horner
Fahro Konjhodzic   Soloviev
Ahmet Kutbay
Roger Lloyd-Pack   Pavlov
David Markham   Dean Borsh
Abbas Moayeri
Bruce Myers  Yelov
Oscar Peck
Bruce Purchase   Father Maxim
Fabijan Sovagovic  Dervish
Donald Sumpter   Pogossian
Gerry Sundquist   Karpenko
Sami Tahasun   Bogga Eddin
Jeremy Wilkin   Artillery Officer

 

« Radioscopie », interview Peter Brook 1979

Émission « Radioscopie » de Jacques Chancel. (1979). Désormais uniquement disponible sur ana.fr
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La Conférence des Oiseaux, 1979

Récit théâtral de Jean-Claude Carrière
Inspiré par le poème de Farid Uddin Attar (« Mantic Uttair »)
La mise en scène de Peter Brook a été représentée
pour la première fois au Cloître des Carmes, le 15 juillet 1979 (Festival d’Avignon)
Musiciens Blaise Catala, Linda Daniel, Alain Kremski,
Amy Rubin, Toshi Tsuchitori
Eléments scéniques et costumes Sally Jacobs
Masques balinais contemporains Ida Bagus Anom, Wayan Tangguh
Masques balinais anciens Collection de Jacques FassolaAvec Maurice Bénichou, Urs Bihler, Malick Bowens, Michèle George, Miriam Goldschmidt, Andreas Katsulas, Arnault Lecarpentier
Mireille Maalouf, Alain Maratrat, Bruce Myers, Yoshi Oida, Natasha Parry, Jean-Claude Perrin, Tapa Sudana

« Grâce à ce chemin très particulier qu’est le théâtre, nous avons accès à des couches subtiles et cachées de l’expérience humaine. Quels sont les moyens nécessaires pour s’engager sur ce chemin ?

C’est pour répondre à cette question qu’en 1971 nous avons commencé un travail de groupe. Si le groupe était international, ce n’était pas dans le but d’échanger des recettes, car nous voulions surtout éviter de faire une salade de cultures. En fait il s’agissait, par des exercices et des improvisations, de tenter de parvenir à l’essentiel c’est à dire au champ où les impulsions de l’un rejoignent les impulsions de l’autre pour résonner ensemble.

Pour cela il fallait passer – le processus est long et difficile – de la culture extérieure à la culture intérieure – de la personnalité apparente à l’individualité. Pour rendre cette démarche un peu moins impossible nous avons commencé par une séparation arbitraire des éléments de base. Nous avons travaillé sur le corps et ses gestes, mais sans croire à l’expression corporelle comme un but en soi. Nous avons travaillé sur les sons comme moyen d’expression, sans imaginer que le langage habituel doit pour cela être éliminé. Nous avons travaillé en improvisation libre devant des publics de toutes sortes pour mieux apprendre la relation intime qui existe à chaque instant entre la vérité d’une forme d’expression et la qualité de la communication.

Notre point de départ était obligatoirement nous-mêmes. Mais pour éviter de tourner en rond dans un narcissisme dangereux, il est absolument nécessaire de s’appuyer sur quelque chose de plus grand et de plus fort venant de l’extérieur, qui lance un défi à notre compréhension et nous contraint à voir au-delà de cet univers personnel que nous projetons devant nous à chaque instant et que nous confondons avec la réalité.

C’est ainsi que très tôt nous nous sommes tournés vers Attar qui appartient à une tradition où l’auteur lui-même cherche à servir une réalité plus grande que celle de ses fantasmes ou de ses idées et qui essaie de tremper les fruits de son imagination dans un univers qui le dépasse. La Conférence des Oiseaux, œuvre dont les facettes et les niveaux sont sans limite représentait pour nous cet océan dont nous avions besoin.

Dans la brousse africaine, dans la banlieue parisienne, avec les Chicanos de la Californie, les Indiens du Minnesota, et aux coins des rues de Brooklyn nous avons joué de courts fragments de la La Conférence des Oiseaux toujours dans des formes différentes – des formes dictées par la nécessité de communiquer – et toujours en découvrant avec une grande émotion que ce contenu était véritablement universel, qu’il passait sans gêne à travers toutes les barrières culturelles et sociales. La dernière nuit de notre séjour à Brooklyn, en 1973, nous avons joué trois versions différentes de La Conférence des Oiseaux. Celle de 8 heures du soir était du théâtre brut, vulgaire, comique et plein de vie. Celle de minuit était une recherche du sacré, intime, chuchotée à la lumière des bougies. Et la toute dernière qui avait commencé à 5 heures du matin dans le noir pour se terminer avec l’arrivée du jour était en forme de chorale où tout passait par le chant improvisé. A l’aube, avant de nous séparer pour plusieurs mois, nous nous sommes dit : la prochaine fois, il faudra essayer de réunir tous ces éléments à l’intérieur du même spectacle.

Plusieurs années passèrent jusqu’au moment où il nous a semblé possible de revenir à Attar.

Et cette fois le but était double : remplacer l’improvisation par un spectacle pas nécessairement fixe, mais assez stable pour être reproduit autant de fois que nécessaire ; et ainsi remplacer les impressions partielles et fragmentaires données dans le passé par une tentative de capter et de raconter le poème tout entier.

Le travail des répétitions a commencé avec une question. Est-ce que l’acteur peut devenir oiseau et ensuite derviche ou princesse, uniquement avec son corps et son visage habituels ? Non. Il y a un moment où les contorsions du corps et les grimaces du visage deviennent excessives et l’autre possibilité, ne rien indiquer extérieurement, serait une solution théâtrale trop aride. Donc un outil devient nécessaire, quelque chose qui est comme une extension ou une exaltation de l’impulsion de base. Habiller l’acteur en oiseau avec un masque sur la tête serait trop lourd parce qu’il s’agit plutôt de donner une suggestion rapide qui n’encombre point l’imagination. A certains moments on a besoin de sentir d’avantage le côté figuratif de l’oiseau, mais moins à d’autres moments.

Techniques et expériences acquises par les acteurs dans le passé étaient à leur disposition. Entre l’instrument qui est un doigt et celui qui est un son, par exemple, ils ont pu choisir comme on fait entre un pinceau et un autre.

de cette manière, sans y penser et souvent sans le savoir, nous avons utilisé des éléments d’expression hétéroclites provenant des sources qui correspondaient à l’expérience collective du groupe. Devant chaque difficulté il y avait toujours la même référence. Chacun était profondément touché par Attar et cherchait à exprimer ce qui pour lui était concret et réel dans le poème. »
Peter Brook

 

Mesure pour Mesure, 1978

De William Shakespeare
Mise en scène de Peter Brook
Première représentation :
Théâtre des Bouffes du Nord, 27 octobre 1978
Adaptation française Jean-Claude Carrière
Costume Jeanne Wakhévitch
Construction scénique Pâris VlavianosAvec François Marthouret, Malick Bowens, Bruce Myers, Maurice Bénichou, Jean-Claude Perrin, Michèle Collison, Andreas Katsulas, Arnault Lecarpentier, Urs Bihler, Clémentine Amouroux, Alain Maratrat, Corinne Juresco, Mireille Maalouf

« Il paraît qu’au septième jour de la création, un tel ennui se répandait dans le monde que Dieu se sentit obligé de faire un dernier effort. Il cherche dans son esprit une trouvaille à la hauteur de ses autres inventions et c’est ainsi qu’après une longue méditation il conçoit le théâtre.

Il présente cette découverte aux anges dans les termes suivants : « Le théâtre, dit-il, sera plusieurs choses à la fois. Il sera le moyen qui permettra  à l’homme de mieux comprendre les hommes, l’instrument qui permettra à l’étudiant de connaître les lois de l’univers – et il sera la consolation de l’homme seul et de l’ivrogne. »

Les anges sont tous très excités et dès qu’il y eut assez d’hommes sur la terre, ils les invitent à se servir de cette extraordinaire possibilité de bonheur et de compréhension. Les hommes se lancent avec enthousiasme dans cette nouvelle forme d’expression et, très rapidement, ils se répartissent les spécialités. Bientôt, il y a des auteurs, des acteurs, des metteurs en scène et des spectateurs qui ne tardent pas à débattre d’une question brûlante – lequel de nous est le plus important ? Ces querelles finissent par prendre une place si grande dans leurs activités, que chaque séance se termine en disputes.

Quand même troublés par la mauvaise qualité de leurs tentatives, qui empirent à vue d’œil, ils demandent à un ange d’aller de leur part trouver Dieu pour lui demander son aide.

« Je comprends, dit le Seigneur, il leur faut un truc. » Prenant un bout de papier, Dieu y grifonne un mot et ayant plié le papier il le place dans une belle boîte qu’il remet à l’ange.

L’ange revient à toute allure et devant les professionnels du nouvel art rassemblés, il ouvre la boîte. Tous se pressent autour de lui et voient écrit sur le papier un seul mot : INTÉRESSANT

L’ange, un peu gêné, hoche la tête.
« Oui, c’est ça le truc ».
Les autres rouspètent violemment.
« C’est ridicule…
« Ce n’est rien de neuf…
« C’est primaire…
« Il se moque de nous… »
Et ils reprennent leurs activités et leurs querelles.
Pendant des siècles et des siècles, le message de Dieu est enfoui, oublié. Mais un beau jour, un jeune acteur qui en avait entendu parler par son grand-père qui, en avait entendu parler de son grand-père à lui, et ainsi de suite, le ressort au cours d’une dispute féroce dans le groupe dont il faisait partie. Cette dispute avait trait au spectacle qu’ils étaient en train de préparer par une nouvelle méthode appelée « création collective ».

« Il y a un truc, annonce-t-il, il est contenu dans le mot INTÉRESSANT »
Cette fois-ci, personne ne se moque de la formule. Après un long silence, ses camarades commencent à discuter avec gravité.
« Intérêt… intéresser… ça veut dire ne pas s’ennuyer… »
« Ah, non… ne pas ennuyer, c’est une chose. Intéresser, c’est tout à fait différent. »
« Intéresser. Qui ? Moi ? Nous ? Eux ? »
« Voilà. Je m’intéresse. Toi pas. Nous nous intéressons mutuellement. Mais eux, ils ne s’intéressent pas. Qu’est-ce qui nous intéresse tous au même moment ? »

Ce mot transparent et enfantin devenait de plus en plus dense et complexe, comme une goutte d’eau sous un microscope.

Jusqu’au jour où le défi lancé par le mot fut compris. Car si c’est trop lent, ce n’est pas intéressant… Si c’est trop rapide, non plus… Si c’est trop fort… S’il y a trop de monde dans le public… S’il y en a trop peu… S’il y a trop de vieux ou trop de jeunes ou trop d’intellectuels ou trop de gens simples…
Si c’est trop sérieux…
Si c’est trop divertissant…

Celui qui étudie les lois universelles trouve les histoires de lit sans intérêt, mais celui qui veut comprendre ce qui motive les hommes n’est pas intéressé par les symboles transcendants – et sans le rire, sans les larmes, sans un peu de chaleur et un peu de musique l’homme ivre et l’homme solitaire n’y trouvent pas leur compte. Au fond ce qu’il faut, c’est les satisfaire tous à la fois, au sein du même événement.

Comment faire ?

Et c’est ainsi que les gens du théâtre constatèrent que quelle que soit la nature du problème, il faut se référer continuellement au grand mot.

Comme toujours un Truc Divin est insaisissable et inépuisable ».

Peter Brook

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Ubu aux Bouffes, 1977

D’Alfred Jarry
Mise en scène Peter Brook
Batterie Toshi Tsuchitori
Première représentation
le 23 novembre 1977.
Avec Andreas Katsulas, Michèle Collison, Miriam Goldschmidt, Urs Bihler, Mireille Maalouf, Alain Maratrat, François Marthouret, Yoshi Oida, Jean-Claude Perrin

« Le théâtre est toujours un art auto-destructeur. Il est toujours écrit sur le sable. Une mise en scène est établie et doit être reproduite – mais du jour où elle et fixée, quelque chose d’invisible commence à mourir.

Au Royal Shakespeare Theatre nous regrettons de ne pas garder nos pièces au répertoire assez longtemps pour exploiter à fond leur valeur marchande, mais une mise en scène ne peut, à notre avis, durer plus de cinq années. ce ne sont pas seulement les coiffures, les costumes et les maquillages qui datent. Les indications de jeu qui traduisent certaines émotions, les gestes, les déplacements et les tons de voix, tous ces éléments sont également fluctuants, selon une invisible bourse des valeurs. La vie évolue, les courants de la mode jouent sur l’acteur et sur le public, d’autres pièces, d’autres arts voient le jour : il y a le cinéma, la télévision… les événements s’allient pour réécrire constamment l’histoire et changer la vérité quotidienne. Toute forme, à peine née, est condamnée à périr ; chaque forme doit être repensée et chaque nouvelle conception porte inévitablement la marque de toutes les influences qu’elle subit. Dans ce sens, le théâtre est relativité ». Peter Brook – Extrait de « Espace Vide » – Editions du Seuil

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Les Iks, 1975

D’après l’ouvrage de Colin Turnbull
Adaptation Colin Higgins, Denis Cannan
Mise en scène Peter Brook
Assisté de Yutaka Wada
Adaptation française
Jean-Claude Carrière
Collaboration technique Georges Wakhevitch, Jeanne Wakhevitch
Première représentation le 12 janvier 1975 dans le cadre du Festival d’Automne.Avec Malick Bagayogo, Michèle Collison, Miriam Goldschmidt, Bruce Myers, Katsuhiro Oida
Maurice Bénichou, Jean-Claude Perrin, Andreas Katsulas

Lorsque Sir Barry Jackson me demanda de mettre en scène Peines d’amour Perdues à Stratford, en 1945, il s’agissait de mon premier spectacle important, mais j’avais déjà suffisamment travaillé dans de plus petits théâtres pour savoir que les acteurs, et surtout les régisseurs, ont le plus grand mépris pour tous ceux qui, comme ils disent, « ne savent pas ce qu’ils veulent ».

Alors, durant la nuit qui précéda la première répétition, je m’assis, souffrant mille morts, devant une maquette de décor, conscient que mes incertitudes, en se prolongeant deviendraient fatales, manipulant de petits morceaux de cartons pliés, quarante morceaux représentant les quarante acteurs auxquels, le lendemain matin, il me fallait donner des ordres clairs et précis.

Sans relâche, je m’emploie à organiser la toute première entrée de la Cour : convaincu que, dès cet instant , tout allait être gagné ou perdu. Je numérote les personnages, dessine des plans, manœuvre mes bouts de carton, je les retire et les réintroduis dans le décor, je les masse en groupes compacts, puis plus petits, surgissant des côtés ou du fond, par dessus des monticules de gazon ou descendant des escaliers. Je les fais tous tomber d’un coup de coude. Je peste et je recommence.

Ce faisant, je note chaque mouvement, puis, à l’abri des regards indiscrets, je rature pour inventer autre chose.

Le matin, j’arrive à la répétition avec un gros cahier de régie sous le bras. Je note avec plaisir que le Directeur de la Scène me fait apporter une table. Mon volume l’avait impressionné.

D’abord, je répartis les interprètes en plusieurs groupe que je numérote et place sur leur ligne de départ. Lisant mes ordres d’une voix forte et assurée, je lâche le premier flot.

D’emblée, je sais que ce n’est pas bon. Ces acteurs me rappelaient en rien leur modèle de carton. D’imposants êtres humains projetés en avant : certains d’un pas vif que je n’avais pas prévu, fonçant sur moi sans s’arrêter, sans cesser de me regarder dans les yeux ; d’autres au contraire hésitant, s’immobilisant ou même reculant avec un maniérisme distingué qui me prenait au dépourvu.

Nous n’avions vu que la première phase du premier mouvement – la lettre A de mon schéma – mais ils étaient tous à des places si mauvaises que le mouvement B ne pouvait s’enchaîner. Je sentis mon cœur lâcher. En dépit de toute ma préparation, j’étais complétement perdu. Devais-je recommencer pour faire plier ces comédiens jusqu’à ce qu’ils se conforment à mes notes ? Une voix intérieure m’y invitait. Une autre voix, cependant, me murmurait qu’il pouvait être bien plus fructueux d’utiliser les mouvements en train de s’improviser devant moi. Mouvements plein d’énergie, d’initiatives personnelles, aiguisés par des enthousiasmes particuliers aussi bien que par la paresse, vivifiés par des rythmes divers et ouvrant des possibilités imprévues. Ce fut un moment de panique.

Quand j’y repense, il me semble que tout mon travail à venir s’est joué à ce moment-là.

Fermant mon dossier, j’entrai dans le cercle des comédiens. Et depuis je n’ai plus jamais jeté un œil sur une mise en scène écrite. »
Peter Brook – Extrait de L’espace Vide – Edition du Seuil

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Timon d’Athènes, 1974

De William Shakespeare
Adaptation française Jean-Claude Carrière
Mise en scène Peter Brook
Collaboration à la mise en scène Jean-Pierre Vincent

Première représentation : 15 octobre 1974 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

Avec Malick Bagayogo, Maurice Benichou, Gérard Chaillou, Michèle Collison, Christian Crahay, Paul Crauchet, Jean Dautremay, Miriam Goldschmidt, Jean-Louis Hourdin,
François Marthouret (dans le rôle de Timon), Andreas Katsulas, Alain Maratrat, Bruce Myers, Katsuhiro Oida, Alain Ollivier, Jean-Claude Perrin, Alain Rimoux, André Weber, Jean-Paul Wenzel

 

 

 
« Lettre à une étudiante anglaise, Mars 1973
J’ai toujours été frappé par le côté artificiel des barrières créés par les divisions entre le théâtre expérimental, politique, intellectuel, ou populaire, chacun avec ses propres codes, son propre public.

Je crois en un autre théâtre dont les Elisabéthains nous ont donné le modèle.

Il ne s’agit pas pour nous de les imiter à la lettre. Nous devons trouver notre solution avec les moyens qui sont les nôtres ; et quand on parle de recherche, c’est de cela qu’il s’agit.

Vous me demandez, et la question m’est souvent posée, si je vais revenir au « vrai » théâtre. Mais la recherche n’est pas un bocal que l’on peut ouvrir puis remettre dans un placard. et toutes les formes de théâtre sont capables d’être vraies.

Depuis des années, les principaux spectacles que j’ai présentés furent le résultat de longues périodes de recherche en vase clos. Tout homme de théâtre a besoin d’équilibrer son travail entre l’intérieur et l’extérieur. Il faut que les deux phrases alternent comme le mouvement du balancier. D’où la nécessité absolue de jouer à certains moments pour un vaste public.

Qu’il soit expérimental ou à grand spectacle, le théâtre peut avoir la même qualité, la même raison d’être. Tout ce qui compte est qu’ils tendent tous deux à capter la vérité et la vie. Mais capter, c’est mettre en prison. Et la prison tue vite. Ainsi il n’y a pas de solution coulée dans le bronze. Les méthodes à employer doivent toujours changer.

Nous venons de jouer en Afrique dans des conditions très proches d’une représentation élisabéthaine. Je veux dire par là que nous nous sommes rendus dans des villages où la population entière se pressait autour du tapis sur lequel nous jouions. Les vieillards, les sages, les naïfs, les jeunes, même les enfants en bas âge, étaient là, et c’est lorsqu’il était possible de les intéresser de différentes façons mais tous en même temps qu’une vraie satisfaction nous était donnée.

Telle est pour moi l’essence du théâtre de Shakespeare. Chaque phrase peut être perçue à différents niveaux, chaque niveau touche une partie du public, et ce public, dans sa complexité, reflète la vie toute entière. En conséquence, la pièce convient au même moment aux appétits les plus rudes comme aux gosiers les plus raffinés. Presque toutes les autres écoles de théâtre ne satisfont qu’une partie de la communauté et si d’avanture une autre classe, un autre groupe, se trouve mêlé à la représentation, il se sent laissé pour compte. Il me semble que toutes les mises en scène shakespeariennes doivent être abordées sous l’angle de cette situation idéale : rassembler la communauté, dans toute sa diversité, au sein de la même expérience. » – Peter Brook

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Orghast – 1971

 

Orghast was an experimental play based on the myth of Prometheus, written by Peter Brook and Ted Hughes[1] in an invented language of the same name along with classical Greek and Avestan, and performed in 1971 at the Festival of Arts of Shiraz-Persepolis, which was held annually the reign of the Shah. It was performed in two parts, with the first performed at Persepolis around dusk, and the second at the nearby site of Naqsh-e Rustam at dawn.

« Orghast aims to be a leveller of audiences by appealing not to semantic athleticism but to the instinctive recognition of a « mental state » within a sound. One can hardly imagine a bolder challenge to the limits of narrative. « , Tom Stoppard.

Directed by Peter Brook in collaboration with Arby Ovanesian, Geoffrey Reeves, Andrei Şerban
Stage Set: Eugene Lee, Franne Lee, Jean Monod

Actors
Cameroon: Daniel Kamwa
England : Robert Lloyd, Pauline Munro, Bruce Myers, Natasha Parry, Irene Worth
France: Claude Confortès, Sylvain Corthay
Iran: Nozar Azadi, Farkhundeh Baver, Dariush Farhang, Mohamed-Bagher Ghaffari, Hushang Ghovanlou, Said Oveyesi, Parviz Porhoseini, Syavash Tahmoures, Saddredin Zahed
Japan : Katsuhiro Oida
Mali: Malick Bagayogo
Portugal: Joao Mota
Spain: Paloma Matta
USA: Michèle Collison, Andreas Katsulas, Lou Zeldis

Le Roi Lear, film 1969

King Lear  | Angleterre  | 1969 | 132 mn | N&B
D’après William Shakespeare

Réalisation Peter Brook

 

Avec Paul Scolfeld, Anne-Lise Gabold, Ian Hogg, Cyril Cusack, Susan Engel, Tom Fleming

Tell me lies, film 1968

Tell me lies  | Angleterre | 1968 |  118 mn | N&B et couleur

Realisation Peter Brook
Adaptation Peter Brook, Denis Cannan, Michael Kustow, Michael Scott
Musique Richard Peaslee

Avec Mark Jones, Pauline Munro, Eric Allan, Robert Langdon Lloyd, Mary Allen, Ian Hogg, Glenda Jackson, Joanne Lindsay, Hugh Sullivan, Kingsley Amis, peggy Ashcroft, James Cameron, Stokely Carmichael, Tom Driberg, Paul Scofield

« Subtitled A Film About London, this drama is a quintessential experimental counter-culture film of the late 1960s that centers on the questions raised by the Vietnam war. Renowned Shakespearean theater director Peter Brook serves as producer and director. It includes many members of the Royal Shakespeare Company, such as London actors Mark Jones, Robert Lloyd, and Pauline Munro, who essentially play themselves. They become obsessed with a photograph of a wounded Vietnamese child and begin discussing the war with their friends and fellow actors. They attend a series of lectures and teach-ins, discussing the issues of the day with a number of activists, including the American Black Panther leader Stokely Carmichael. The discussions are combined with newsreel footage in a bizarre collage of images. Moved to do something, the group of actors puts on a series of skits about the war. » ~ Michael Betzold – The New York Times

‘Tell Me Lies’: Brook Troupe Makes Talk, Not War

© The New York Times – By Renata Adler – February 13, 1968.
«TELL ME LIES,» which opened yesterday at the 34th Street East, is a movie straight out of the psychodrama left. Based on the London theatrical production «US,» directed by Peter Brook and featuring the cast of the Royal Shakespeare Company, it is dedicated to the idea that a group of young actors, disturbed about the existing social order and the war in Vietnam, can make some significant contribution to the subject by saying and doing whatever comes into their minds. Read more

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Brook Troupe Makes Talk, Not War

Tell me Lies », 1968 – ©The New York Times – By Renata Adler  – Published: February 13, 1968

« TELL ME LIES, » which opened yesterday at the 34th Street East, is a movie straight out of the psychodrama left. Based on the London theatrical production « US, » directed by Peter Brook and featuring the cast of the Royal Shakespeare Company, it is dedicated to the idea that a group of young actors, disturbed about the existing social order and the war in Vietnam, can make some significant contribution to the subject by saying and doing whatever comes into their minds. Read more

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Marat Sade, 1967

Marat Sade | Angleterre | 1967 | 1h56 | Couleur
d’après la pièce de Peter Weiss

Mise en scène Peter Brook
Scénario Adrian Mitchell, Geoffrey Skelton
Costume John Hales, Lynn Hope, Gunilla Palmstierna-Weiss
Musique Richard Peaslee
Avec Patrick Magee, Clifford Rose, Glenda Jackson, Ian Richardson, Michael Williams, Freddie Jones, Hugh Sullivan, John Hussey, William Morgan Sheppard, Jonathan Burn, Jeanette Landis, Robert Langdon Lloyd, John Steiner, James Mellor, Henry Woolf, John Harwood, Leon Lissek, Susan Williamson, Carol Raymont, Mary Allen, Brenda Kempner, Mark Jones, Maroussia Frank, Tamara Fuerst, Sheila Grant, Lynn Pinkney, Ian Hogg, Ruth Baker, Michael Farnsworth, Guy Gordon, Michael Percival, heather Canning, Jennifer Tudor

 

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La Danse du Sergent Musgrave, 1963

La Danse du Sergent Musgrave (Serjeant Musgrave’s Dance), de J. Arden
Théâtre de l’Athénée

Mise en scène Peter Brook

Avec : Laurent Terzieff – Jean-Baptiste Thierrée – Pierre Tabard – Toni Taffin – François Darbon – Pierre Le Rumeur – Yvette Étiévant – Laurence Bourdil – Étienne Dirand – Jean Michaud – Gérard Lorin – Jean-Luc Bideau – William Wissmer – Jean Larroquette – Stéphane Ariel – Pierre Decazes