Étiquette : Tierno Bokar
Les trois vérités de Brook
Par Jean-Pierre Thibaudat
26 octobre 2004 – © Libération
Quelle que soit la scène (théâtre du Nord à Lille, Bouffes du Nord à Paris), le spectacle (La Mort de Krishna, Tierno Bokar le sage de Biandiagara etle Grand Inquisiteur), on reconnaît le lieu. Des tapis d’Orient ou d’Afrique, une estrade où sont posés tissus, sièges, instruments de musique lointains. On sait que la lumière, la musique et les voix seront douces comme les lignes de cet espace proche de l’horizon où les hommes vont monnayer leur verticalité quand cela sera leur tour ou bien s’asseoir et écouter comme nous. Le tour de passe-passe de Peter Brook consiste en ceci, que ce n’est pas la troupe qui va de ville en ville mais la place du village qui voyage de théâtre en théâtre.
C’était en 1972, Brook et ses acteurs partaient pour trois mois d’Afrique. Non une tournée, une quête. Au bout du Sahara, à In-Salah, au marché, improvisant à partir de chaussures sur un tapis. «Nous ressentions une attention, un accueil et une reconnaissancefoudroyante, raconte Brook. Quelque chose qui, l’espace d’une seconde peut-être, changeait pour chaque acteur, le sens des relations avec un public.» (1) Là commence Tierno Bokar.
Dans un livre (2), Amadou Ampaté Bâ a raconté l’histoire de ce «père spirituel». Enfance, arrivée à Bamako dans les années 1900, école française, l’Afrique de l’Ouest sous le joug français. Tout cela conté avec une simplicité théâtrale aussi souple que drôle (adaptation de Marie-Hélène Destienne, collaboratrice de Brook). L’histoire de Tierno Bokar se resserre autour d’un litige entre deux branches de la confrérie soufie Tidjani à propos d’une prière : les partisans du Cheik Chérif Hamallâh, les hamallistes jurent qu’elle doit se dire avec onze grains de chapelet, les omariens, partisans du Cheikh el Hadj Omar, assurent qu’il en faut douze. C’est une guerre coranique où les potentats de l’Afrique occidentale française jouent un rôle, sale il va sans dire. Tierno Bokar appartenait à la famille d’El Hadj Omar, mais, en 1937, il alla voir le Chérif Hamallâh, ensemble ils parlèrent des nuits entières. Convaincu, il changea de camp, ses cousins virent en lui un traître, et l’administration français un bouc émissaire, trop contente de nuire à cet empêcheur de tourner en rond qu’était le «sage de Bandiagara».
Tierno Bokar est mort sur sa natte le 19 février 1940. En scène c’est Sotigui Koyaté qui endosse ses habits et ses mots, lui offrant ses gestes et ses silences de griot burkinabé, dans une bouleversante fusion. Au soir de sa vie, quand on lui rapportait les propos de ses ennemis, Tierno Bokar répondait : «Ils sont plus dignes de pitié et de prières que de condamnation et de reproche, parce qu’ils sont ignorants. Ils ne savent pas et, malheureusement, ils ne savent pas qu’ils ne savent pas.» C’est pour de telles réflexions, dictées par la tolérance, que Brook a monté ce spectacle.
«Où est la vérité ?» demande le jeune Ammkoullel à Tierno Bokar. «La vérité n’appartient à personnerépond le vieil homme, ma vérité et ta vérité sont deux croissants de lune.» S’ils convergent, on voit la nuit comme en plein jour, mais s’ils divergent, on n’y voit plus rien. C’est là que les deux autres spectacles que Brook présente, sur la même scène des Bouffes du Nord, façonnent avec Tierno Bokar un opportun triptyque.
Faciès. Avec Le Grand Inquisiteur, Brook rafraîchit la mémoire de ceux qui, au nom d’un Dieu qui ne serait que chrétien, entendent lutter contre l’empire du mal, ceux qui, Bush ou Poutine, voient un terroriste sous tout faciès oriental ou caucasien.
Il songe aussi à ces chefs religieux de tous bords qui, depuis des siècles, donnent de leur église une image qui n’est ni charitable ni fraternelle, faisant le lit du fanatisme. Dans ce chapitre des Frères Karamazov, le grand inquisiteur «presque nonagénaire» s’adresse à Jésus venu le déranger en plein autodafé à Séville, en ce jour du XVIe siècle. Avant de le faire exécuter, il vide son sac avec mépris et arrogance. Terrible discours, prophétique comme toujours chez Dostoïevski.
L’inquisiteur n’a de cesse de voir les hommes abdiquer leur liberté, après que «l’indépendance, la libre-pensée, la science» les ont égarés. «Nous leur prouverons qu’ils sont débiles, de pitoyables enfantsdit-il, suivant leur degré d’obéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leur femme ou leur maîtresse, d’avoir des enfants.» Fanatisme et totalitarisme font la paire. Sur la scène, un simple siège, emprunté à Tierno Bokar, rien d’autre. Et le musicien devenu Jésus, qui, sans avoir dit un mot, embrassera son bourreau comme l’aurait fait Tierno.
Krishna. L’acteur, c’est Maurice Bénichou, vieux compagnon de l’aventure et qu’on retrouve dans le dernier volet du triptyque : La Mort de Krishna(Libération du 26 décembre 2002), écho du mythique Mahabharata. Krishna, le dieu suprême, voit son peuple s’entre-tuer et, fou de colère, extermine tout le monde puis s’allonge sur la terre pour mourir à son tour. «Où est la vérité ?» Elle circule entre ces trois spectacles. C’est un triplé qui devrait faire halte sur la scène bombardée du Théâtre national de Kaboul, à Ground Zero, à Guantanamo, sur la place du marché de Grozny, au bord du Jourdain.
(1) Points de suspension, éditions du Seuil.
(2) Vie et enseignement de Tierno Bokar, Points.
Peter Brook et « Tierno Bokar »
© www.arte-tv.com
Jamais deux sans trois: la première saison 2004 de la Triennale de la Ruhr, l’un des festivals de théâtre les plus en vue d’Europe, se termine cet été. Annette Gerlach a rencontré l’Anglais Peter Brook, figure de proue du théâtre d’avant-garde, pour s’entretenir avec lui de sa toute dernière pièce, « Tierno Bokar », créée le 6 juillet dans le cadre de la Triennale. Aucun autre metteur en scène n’aura autant influencé le théâtre contemporain en Europe de l’ouest.
La dernière mise en scène de Peter Brook, « Tierno Bokar » est l’un des temps forts de cette Triennale 2004. Dans cette pièce, Brook se lance sur une piste qui le mène en Afrique noire. Pourquoi son choix s’est-il porté sur Tierno Bokar, l’un des derniers grands mystiques du vingtième siècle? En 1972, Brook avait sillonné l’Afrique pendant trois mois avec sa troupe d’avant-garde dans l’espoir d’y trouver un public « encore intact ». Peter Brook cherche-t-il à renouer avec ces impressions africaines dans « Tierno Bokar »? Il a dit un jour: « Aussi longtemps que je pourrai travailler, j’essaierai chaque fois de supprimer le superflu pour aller à l’essentiel, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. » Où en est-il aujourd’hui dans ce parcours, à près de 80 ans ? L’histoire de La Triennale de la Ruhr
Pendant trois ans, Gérard Mortier a culturellement « labouré » l’immense parc industriel de la Ruhr, avec un succès considérable. L’édition 2004 de la Triennale, ce sont 17 œuvres pour la scène, présentées dans 9 lieux différents, et notamment dans une impressionnante ancienne soufflerie de Duisbourg. Un reportage, sorte de voyage en images, nous permet de mieux comprendre comment cette région industrielle en perte de vitesse a pu devenir un des hauts lieux de la vie culturelle.
Tierno Bokar
Pièce de Amadou Hampaté Bâ
Montée par Peter Brook
Peter Brook a fait la connaissance du grand écrivain malien Amadou Hampaté Bâ dans les années 70. Il rend ici hommage à ce chantre de la tradition orale africaine à travers l’évocation de son maître, Tierno Bokar, qui l’initia au soufisme, cette variante philosophique et spirituelle de l’Islam attachée aux valeurs de tolérance et de paix.
Pour ce voyage théâtral au pays de l’esprit, Peter Brook retrouve quelques-uns de ses plus anciens compagnons des Bouffes du Nord : Bruce Myers, Yoshi Oïda, Sotigui Kouyaté…
Dates du spectacle
à la RuhrTriennale
9./10./11./13./14./15./17. juillet 2004
à Barcelone
Vom 27 Juli bis 04. August 2004
Teatre Lliure/ Mercat de les Flors
Lleida 59 / Barcelona
à Lille
du 30 septembre au 14 octobre 2004
Théâtre du Nord
4, place du Général-de-Gaulle
59026 Lille
aux Bouffes du Nord
Jusqu’au 15 janvier 2005
The Sufi teacher and a sage of theater
©Herald Tribune nov. 2004 – By Mary Blume
Tierno Bokar (1885-1940) was a Sufi teacher, a member of the Tidjan brotherhood in Mali and a man of wisdom and gentleness who might not have crossed even Peter Brook’s spacious mind had Brook not met one of Bokar’s disciples, Amadou Ampâté Bâ, soon after setting up his international theater research center in Paris more than 30 years ago.
Hampâté Bâ, an official at Unesco, had written a memoir of Bokar and Brook, intrigued, discussed making a play about him. By the time, years later, he did « The Tempest » with the Mali-born Sotigui Kouyaté as Prospero, he was talking with Kouyaké about a Bokar play. Last week, « Tierno Bokar » finally opened in French at Brook’s Bouffes du Nord theater here, adapted by Marie-Hélène Estienne with Kouyaté as the sage. It is not a play, Brook says, but theater research, and his program credit is as researcher and not director.
« Theater research is just to say that one is trying to explore, to push the boundaries out so that one can no longer be sustained by known construction, » he said in his office at the Bouffes. Making a play from a memoir, Brook had to use his own experience of storytelling forms to get across what is basically just text, finding « what is acceptable, what has life and variety, getting down to earth without getting too far down nor floating so high that it is rarefied and abstract. »
At no time has Brook’s view of the theater as a changing process in which the audience plays its part been more evident than in the versions of « Tierno Bokar », which toured widely, with many changes, from the Ruhr in Germany to Brazil before opening in Paris.
« A Protestant Calvinist German audience and the ardent Indian Catholic Latin audience who had at the same time immediate experience of colonialism and deep religion fervor – all that made it clear that there were some things to be developed, some things not to be said, » Brook remarked. « I think that’s where the real research lies – what is legitimate and illegitimate in in the form or theater. »
« Tierno Bokar » begins in a peaceful oasis where the young teacher is preaching a lesson of tolerance and generosity with profundity and humor – « too serious is not serious » – until caught up in a schism about whether a certain prayer should be said 11 times ou 12. By 1917 the schism, more complicated than it sounds, had alarmed the French colonial authorities, who feared an uprising. The leader of the 12-prayer faction was eventually exiled by the Vichy government to Montluçon in France, where he died in 1943. Tierno, who changed his allegiance to the 12s while not denying the truth of those who clung to 11, fell afoul not only of the French but of his own brotherhood. He died betrayed and alone, a man of God who believed that « faith is one, no matter in what religion it is expressed. »
Islam, colonialism, fanaticism – are there intended references to today ? « Nothing is easier and more to be avoided today than to do plays to underline for the audience – here I’m doing Hamlet but I am putting Claudius in a gray suit with a cellphone – that is to easy , » Brook said. « But when you have something as strong as this, contemporary references are unavoidable ».
It is a play about faith, although Brook says he has always avoided like the plague anything, overtly religious or spiritual – even if they came into such productions as « The conference of the Birds », and « The Mahabharata ».
« One must always go along with what one fells is the need of the moment, », he continued. « The need to smash barriers, to break taboos, to shock, had its moment in the comfortable days of the ‘50s and ‘60s. This was an absolute necessity, you had to be able to say f*** onstage because nobody then dared to say f*** onstage. « I think that today almost everything that is a mirror of the horror of the world is in the theater useless self-evidence. There is no shock value after shock . » On the other hand there is the more interesting notion that Brook has been mulling over for some time, about the positive side of the negative, the idea that truth is many : « Tierno talks about different truths, those that are divergent and those that are convergent, and that notion that truth can converge goes very far and thank God has not become a cliché. » This has led Brook to go a step beyond his nine-hour long version of the Mahabharata and to present « Tierno Bokar » not only in repertory, but in Sunday marathons with two greatly contrasted pieces. « Le Grand Inquisiteur », based on Dostoyevsky, goes on at 2 :30 p.m, followed by « Tierno » at 4.30, followed by « La Mort de Krishna » at 7.30. The three form a triptych, brooks says. « When Tierno asks what is God and answers that God is an embarrassment to human intelligence, it’s an astounding line and it makes a direct link with the Grand Inquisitor, a terribly intelligent man who believes with all his intelligence in the rightness of the Inquisition, » he said. « Everything he says is to provoke the Christ figure and Christ looks him straight in the eye whith his tender gaze and doesn’t react. And after all this Christ gets up and kisses him and he is forced to let him go. The silence of Christ expresses the essence of what cannot be explained and Krishna, through another form, comes in here. »
While the other two plays illustrate how easily power comes into play when there is a religious interest of a high quality, Brook says that the Hindu tale comes from the same recognition and respect of what cannot be explained. There is, Brook says, an emotional continuity in the three.
After Paris, « Tierno Bokar » will hit the road from late January to July, calling in at theaters from Naples to New York. During the tour, Brook will celebrate his 80th birthday as quietly as possible, which will not be very since Michael Kustow’s massive new biography will come out ate the same time.
There is a lot to be said about Brook as the internationally acknowledged great man of the theater of our times, and a great deal has been said. Brook himself has a simplicity of manner (he still blushes), which does not conceal incessant curiosity, and it seems clear from recent productions as different as « Don Giovanni » and « Hamlet » that he is reflecting on what is arguably the greatest word in the English language : reconciliation. »
He continued : « The mere fact that you can in the theater show two opposing points of view and tthe audience, just by watching these two, is in a way sympathizing and following them does reconcile. The act of playing something out, a great conflict, is reconciled by the event itself. »
There is nothing Brook dislikes more than being called a guru, although he often is. His theater is a quest and not a single truth. « One cannot tell what the truth, is but a moment of truth in the theater is when everyone at that moment is touched in the same way, and then it’s gone. But for that moment that expresses itself in that sudden increase in attentiveness, something has been touched. « I think quite simply that nobody can define truth. But when truth is there one can recognize it, » he says.
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